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Hercule se rendit au jardin des Hespérides ; arrivé en pleine Crau, Albion et Bergion s’opposèrent à son passage. Un combat terrible s’engagea entre Hercule et ses deux antagonistes. Ayant épuisé toutes ses flèches, Hercule allait se trouver sans défense et tomber entre les mains de ses ennemis, mais Jupiter veillait. Il fit pleuvoir, à l’intention de son fils, un déluge de pierres rondes qui couvrirent le sol de la Crau. Grâce à ce secours inespéré, Hercule put triompher de ses adversaires. D’où vient le nom de campus lapideus sive Herculeus, par lequel la Crau était connue dans l’antiquité. » C’est une fable différente que Mistral a présentée au chant VIII de Mireille : il y dépeint les géants orgueilleux, qui, pour escalader le ciel et renverser le Tout Puissant, veulent entasser monts sur montagnes et l’Alpine sur le Ventoux. Mais « Dieu ouvre la main et le mistral, avec la foudre et l’ouragan, de sa main, comme des aigles, sont partis tous trois : de la mer profonde, et de ses ravins et de ses abîmes, ils vont, avides, épierrer le lit de marbre ; et ensuite, s’élevant comme un lourd brouillard, l’aquilon, la foudre et l’ouragan d’un vaste couvercle de poudingue assomment là les colosses. »

Quoiqu’il en soit, le spectacle de cette immense plaine cache une réelle grandeur sous son apparente uniformité. Les mas très rares, que l’on salue de loin comme un port ou comme une île au milieu d’un océan désert, constituent des étapes amusantes ou la vie champêtre contraste avec les environs incultes. Entre eux le chemin déroule son ruban sans fin, l’air surchauffé tremblotte au ras du sol, innombrables les lézards gris courent par saccades et, sur notre passage, les cigales de la lande, « les petites cymbales folles », interrompent leur éternelle chanson. Mais, plus que dans l’embrasement du soleil, il est une heure où la Crau laisse une impression très vive, c’est l’heure du lever du jour : il n’y a rien, dans cette étendue toute plate, qui puisse faire le moindre écran à la lumière naissante, il n’y a pas la moindre opposition d’ombres ni de couleurs ; et alors on voit lentement descendre sur terre une lumière toute pâle, étrangement claire et diaphane, une lumière comme surnaturelle qui ne ressemble en rien à nos aurores septentrionales, une lumière joyeuse qui dilate l’âme en dilatant les yeux. Cette sensation date pour nous de fort longtemps ; nous conserverons toujours le souvenir du premier voyage vers la Provence, de la première traversée de la Crau dans le train matinal qui nous conduisait à Marseille ; c’était la première fois que la lumière du Midi frappait nos yeux ; après vingt années ils sont encore éblouis de l’impression ressentie.

Deux fois par an le désert de la Crau s’anime au passage des troupeaux transhumants. En mai c’est une véritable armée de moutons, de chèvres, d’agneaux et de boucs cornus qui, sous la conduite de bergers Virgiliens, escortés d’ânes gris porteurs de grands bâts de sparterie, traverse les plaines pour gagner les herbages alpestres des hautes vallées dauphinoises où elle demeure tout l’été. Aux premières approches de l’arrière-saison les troupeaux reviennent à leurs lieux d’origine et ce double exode est immémorial. Nous venons de croiser une de ces innombrables troupes vagabondes et c’est un spectacle des plus pittoresques. Qu’on nous permettre de faire encore parler ici le cher poète Mistral ! Qui, mieux que lui, pourrait dépeindre ces scènes de la vie champêtre si profondément senties, si joliment décrites et dont le tableau, après plus de cinquante ans déjà, conserve une si merveilleuse exactitude ?

SALON DOMINÉE PAR LES QUATRE TOURS D’UN VIEUX CHÂTEAU (page 296).

« Il faut voir cette multitude se développer dans le chemin pierreux. Au front de toute la troupe les agneaux hâtifs cabriolent par joyeuses bandes. L’agnelier les dirige. Les ânes portant sonnailles, et les ânons, et les ânesses en désordre les suivent. À califourchon sur la hardelle l’ânier en a la garde. Dans les mannes de sparterie ce sont eux qui portent les hardes et la boisson et les vivres… et l’agneau fatigué. Capitaines de la phalange avec leurs cornes retroussées, après, viennent de front, en branlant leurs clarines et le regard de travers, cinq fiers boues à la tête menaçante ; derrière les boucs viennent les mères et les folles