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Les sastrugi sont beaucoup moins fréquents. Je me félicite de n’avoir pas lâché les skis ; avec ces patins, la marche est bien moins pénible. Bowers, qui a laissé les siens en arrière, doit fournir un rude effort pour nous suivre : heureusement il est infatigable. Evans a une vilaine plaie contuse à la main, à la suite de la blessure qu’il s’est faite lors de la transformation des traîneaux. Nos approvisionnements sont excellents. Quelle chance d’être tombés sur des conserves d’aussi bonne qualité.

Lundi, 8 janvier. — Soixantième campement. Température : 28°,6 sous zéro. Minimum de la nuit : −31°,6. Notre premier blizzard sur le plateau ! Le vent paraissant augmenter, nous ne partons pas après le déjeuner comme nous l’avions tout d’abord projeté. Le soleil brille. Quoiqu’il tombe de la neige son éclat semble augmenter à mesure que le vent force. Ce phénomène rappelle beaucoup les blizzards de la Grande Barrière ; il y a seulement moins de neige et, pour le moment, moins de vent.

Au réveil, la main d’Evans a été pansée ; ce repos doit être bon pour lui. À nous tous aussi, une journée passée au chaud dans les sacs fera du bien. Il ne faudrait pas cependant que cela durât plus d’un jour : la perte de temps serait trop grande et nous consommerions inutilement des vivres ; de plus, il se produit sur tout le matériel une lente accumulation de glace. (Température de la nuit : 25°,2 sous zéro.)

Pendant la journée, le temps s’est couvert, voilant par moments le soleil. Pour un temps de blizzard le thermomètre est bas. Quoi qu’il en soit, nous nous trouvons très bien dans notre tente double. La neige froide ne « botte pas ; par suite, en rentrant dans la tente, on n’en rapporte guère à ses pieds et les sacs de couchage restent en bon état (température : 19°,4 sous zéro).

Mes compagnons méritent les plus grands éloges. Chacun d’eux est uniquement préoccupé du bien général. Le Dr Wilson nous entoure toujours des soins les plus dévoués, et s’efforce d’atténuer nos souffrances. Surveille-t-il les fourneaux, sa vigilance n’est pas moindre, et l’amélioration de l’ordinaire demeure son souci constant ; avec cela, solide comme l’acier sous le harnais du traîneau, et d’un bout à l’autre de l’étape ne bronchant jamais.

Evans, un colosse possédant un cerveau remarquablement organisé. À présent j’ai conscience de tous les services qu’il nous a rendus. Nos chaussures pour les skis et nos crampons qui ont été si utiles représentent son œuvre ; s’il n’a pas inventé ces effets d’équipement, c’est à lui que nous sommes redevables de leur bonne exécution. Il a la charge de tout le matériel, des traîneaux, des tentes, des sacs de couchage, des harnais ; or rien de tout cela n’a donné le moindre sujet de plainte ; c’est la meilleure preuve de la valeur de la collaboration que nous a apportée Evans. Chargé à présent du dressage de la tente et du paquetage, il apporte à ces opérations un soin et une méthode admirables ; enfin c’est grâce à lui que notre traîneau a conservé sa souplesse et ses qualités de marche. Sur la Barrière, lorsque nous avions encore les poneys, toujours il rôdait autour des véhicules, préoccupé de remédier aux défauts du chargement.

Le petit Bowers est étonnant. Jamais chez lui un mouvement de mauvaise humeur. Intendant de la caravane, toujours il a connu exactement nos ressources et les approvisionnements dont disposeraient les escouades qui battaient en retraite. Un travail compliqué que la redistribution des vivres, chaque fois qu’une équipe revenait en arrière ! Néanmoins, jamais Bowers n’a commis une erreur. En outre de cette fonction absorbante, il est chargé des observations météorologiques et de plus, maintenant, des observations astronomiques et de la photographie. Aucun travail ne le rebute et ne lui semble trop dur. Difficilement il se décide à rentrer sous la tente ; il ne semble pas d’ailleurs sentir le froid, et, longtemps après que les autres sont endormis, il reste dans son sac à écrire et à calculer ses observations.

Chacun de ces trois hommes est parfaitement adapté à ses fonctions et possède une valeur inestimable dans sa spécialité. Si, au temps où nous avions encore nos poneys, Oates nous a rendu de très grands services, aujourd’hui sa collaboration n’est pas moins utile. C’est un marcheur endurci et jamais il ne ménage sa peine. Au campement, il prend sa part des besognes domestiques et, en route, il supporte les fatigues aussi bien que tout autre de nous. Mon escouade n’aurait pu être mieux composée.

Mardi, 9 janvier. — Soixante et unième campement. Latitude 88°25′. Altitude : 3 081 mètres. Température : 20° sous zéro. Après le thé, nous partons. Éclairage mauvais, mais bonne piste. L’après-midi, marche très régulière : 12 kilomètres. Nous devons nous trouver par 88°25′ de latitude, c’est-à-dire au delà du terminus de Shackleton. Devant nous s’étend donc une terre vierge. Observation : 159°17′45″ de longitude Est. Température minima : 21°,7 sous zéro.

Après la tempête, le thermomètre a continué à monter et monte encore maintenant  : 20° sous zéro nous paraît une température chaude. Tout l’après-midi le soleil est resté voilé ; à présent on l’entrevoit. Les nuages arrivent encore. La marche devient terriblement monotone ; il n’y a pas lieu cependant de se plaindre, tant que la moyenne pourra être conservée. Cela sera, je crois, possible, si nous faisons un dépôt. Un incident s’est produit : brusquement, la montre de Bowers a retardé de vingt-six minutes ; peut-être a-t-elle gelé dans sa poche, ou par inadvertance a-t-il touché les aiguilles. Quelle que soit la cause de ce retard, la plus grande prudence devient nécessaire et nous ne devons plus abandonner de vivres sur cette grande plaine sans prendre toutes les précautions pour les retrouver, d’autant qu’un blizzard oblitère rapidement