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longues heures à sortir de la baie-impasse de Suez ; le 15, au matin, nous fouillons d’un regard curieux et admiratif les dures arêtes des derniers contre-forts du Sinaï, qui se perdent et se volatilisent en quelque sorte dans un ciel de saphir. Pas un brin d’herbe, du reste, sur ces côtes qui entourent, nous dit-on, quelques vallées intérieures d’un charme d’autant plus saisissant qu’il est plus inattendu. Le mont divin, vu de loin, n’a rien de cet aspect sourcilleux et formidable que l’imagination, pleine des récits de Moïse, aimerait à lui prêter : il a les lignes pures, froides et fières que j’ai admirées ailleurs, en Albanie par exemple.

À l’entrée de la baie se voit une petite ville, Tor, habitée par des Coptes (et non par des Grecs, comme l’a dit par inadvertance M. Charles Didier). Les deux peuples n’ont guère de commun que le culte et la finesse mercantile. À première vue et à part le costume, un habitant, de l’Orient ne confondra jamais la longue figure à lame de couteau du paisible et un peu servile descendant des Pharaons avec le profil d’aigle des fils de Thémistocle. La population de Tor vit principalement d’un assez singulier commerce : elle vend aux pèlerins l’eau qu’elle tire des fontaines de Moïse et du Sinaï.

L’Hedjaz a le temps de flâner et ne le prouve que trop en s’arrêtant successivement à Qosséir et à Djambo. Qosséir est une petite ville de mine assez peu engageante, mais elle a beaucoup de barques, et quelques arbres qui ombragent un village voisin reposent l’œil fort agréablement. C’est, avec Suez, le seul port que possède l’Égypte sur la mer Rouge, depuis qu’elle a perdu l’Arabie. Méhémet-Ali avait de grands desseins sur Qosséir : il voulait en faire le débouché de toute la haute Égypte par Khéné, et avait commencé à faire creuser des puits entre les deux villes, mais on ne trouva que de l’eau saumâtre et le projet fut abandonné.

J’ai moins encore à dire de Djambo, où nous perdons un jour entier. Djambo est en terre arabe, même en terre sainte, et j’avoue que je ne vois pas sans émotion sortir des flots cette côte basse et un peu verdoyante, foyer d’une des plus brillantes civilisations qui aient éclairé le globe. Hélas ! qu’est devenue l’Arabie des kalifes ? Il ne reste aujourd’hui que les Arabes, c’est-à-dire une race belle, distinguée, brave, spirituelle, intelligente, romanesque, paresseuse et passablement anarchique. Aussi les Turcs, peuple d’esprit plus lourd, mais de bon sens pratique, ont mis la main sur le peuple arabe et l’ont soumis partout où ils s’en sont donné la peine. L’Égypte moderne est arabe, mais la forte main qui l’a lancée dans la brillante voie qu’elle parcourt aujourd’hui est celle d’un Turc de Macédoine, ce qui n’empêche pas d’ailleurs que l’impulsion une fois donnée, beaucoup d’Arabes (et j’en connais) ne soient les agents les plus énergiques et les plus intelligents de cette civilisation.

Terre sainte, ici, c’est malheureusement terre de fanatiques : on nous avertit de ne pas descendre à terre, ou nous serons assommés, même sous les yeux des kavas du gouverneur. Le Français étant, comme on sait, le brave des braves, un des nôtres, M. M..., se costume en Robinson, empistoletté de la tête aux pieds et veut descendre. Il est obligé de rentrer à bord, sans avoir occis de croquemitaines musulmans. Ceci nous fait faire des réflexions peu rassurantes sur Djeddah, la fameuse ville du massacre, où nous arrivons le lendemain. Nous jetons l’ancre à une heure de la ville, en dehors de récifs coralliques, et nous nous empressons de déballer la princesse et son noir bétail qui a empesté l’arrière depuis huit jours. Un de nos officiers, un jeune et aimable Vénitien, que l’irruption de ces dames a chassé de sa cabine, a voulu poser sa couchette près d’un réduit où cinq de ces femmes ont établi leur chambre à coucher avec des châles tendus le long du bastingage. Je ris encore de la grimace effroyable qu’il fait en emportant son lit loin de cette niche odorante : bestie, non donne, s’écrie-t-il en jurant.

Suivant le rite consacré, les hadjis revêtent, pour toucher la terre sacrée, un costume d’une éclatante blancheur, symbole de la pureté de l’âme. C’est un usage dont on ne peut s’affranchir qu’en payant un mouton, qui est donné aux pèlerins pauvres. Le médecin de la princesse, homme instruit et distingué dont la conversation a été une de nos meilleures distractions de voyage, musulman très-voltairien du reste, est le seul à payer le mouton. À Qosséir, le docteur a présenté un verre de vin à un noir takrouri, à dents aiguisées en pointe, venu par curiosité, je crois, visiter la barque du feu ; il lui a offert cinq piastres s’il voulait en boire. « Tu pourrais bien m’en offrir vingt-cinq, a répondu le noir, que je n’en boirais pas davantage. » Je ne discuterai point l’importance de ces prescriptions d’abstinence, mais j’aime à constater tout triomphe de l’esprit sur les appétits, et à qui connaît la pauvreté des noirs, d’une part, et de l’autre leur passion pour les spiritueux, ce jeune nègre presque nu qui obéit à sa foi sans phrase et sans pose héroïque, doit paraître plus spiritualiste que le joyeux docteur. J’aurai plus tard occasion de dire comment les noirs, assez récemment convertis à l’islamisme, s’y attachent avec une ferveur devenue beaucoup plus rare chez les Turcs et les Arabes.

Nous débarquons donc à Djeddah, et la première chose qui frappe nos yeux, en touchant le quai, ce sont des notables indigènes à barbe blanche, qui semblent venus là pour préparer une ovation à quelqu’un. Ce n’est pas à la princesse déjà débarquée ; ce n’est pas à nous à coup sûr. Nous avons bientôt la clef du mystère : nous avions à bord, sans nous en douter, quatre des accusés du fameux massacre, revenus acquittés de Constantinople, faute de preuves.

C’est un début fort inquiétant ; mais je dois déclarer que j’ai passé huit jours à Djeddah, et que j’ai circulé fort librement sans être jamais insulté. Les voyageurs n’ont guère à visiter, dans cette ville et dans les environs, que le cimetière ou l’on montre le tombeau de notre mère Ève (Turbè ommou Aoua) ; ce sont deux sépultures insignifiantes qui, selon les indigènes, marquent l’emplacement de la tête et des pieds de la première femme. Si vous leur objectez que, vu la distance de ces deux turbés, Ève aurait été assez grande pour franchir le Nil en