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pend une sorte de sachet en losange appelé hipognation, de επι sur, γονυ, genou. Après le Confiteor et l’Introït, le prêtre prit le pain[1], coupa le morceau de croûte qui porte la formule, Jésus-Christ vainqueur, ainsi disposée :

IC X
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la mit dans le bassin, versa le vin et l’eau, recouvrit le bassin d’une croix et offrit le sacrifice.

Les Grecs ne disent pas la messe sur un autel de forme tumulaire comme le nôtre, mais sur une table recouverte d’un linge consacré appelé antimension. Ils attachent une idée de profanation à sacrifier dans le même sanctuaire qu’un autre prêtre, en sorte que dans ces monastères les chapelles et oratoires sont innombrables.

Après le service divin nous pûmes circuler librement dans l’église. Le plan de celle-ci est à branches égales ; des fresques tapissent les murs jusqu’à la voûte, disposées dans cet ordre, à peu près invariable dans les églises du rite grec : au centre le Christ bénissant[2], portant ce monogramme IHC XC. O παντοκρατωρ, Jésus-Christ tout-puissant ; du côté de l’Orient la Vierge (παναγια, toute sainte), entre les anges Michel et Gabriel ; plus bas les prophètes ; dans les pendentifs, les évangélistes ; au dedans du bêma la Cène ; au-dessus du narthex, la Transfiguration ; et sur les branches de la croix, les miracles de Jésus-Christ et les sujets de l’Ancien Testament. En dehors, sous la voûte du narthex, les ascètes, les stylites, les saints philosophes et les saints évêques.

Après une visite dans les cellules, meublées d’une simple estrade en bois sur laquelle couchent les moines, on nous conduisit au réfectoire ou la communauté dînait d’un macaroni trop cuit noyé dans une sauce trop longue. Un caloyer lisait une homélie pendant le repas.

Ce monastère est habité par des caloyers russes[3] et grecs. Nous prîmes congé d’eux pour présenter le plus tôt possible nos lettres d’introduction à Kariès. Ce village est à quatre heures du couvent russe. On traverse jusqu’à une certaine hauteur des jardins et des plants d’oliviers entretenus par les moines, à l’aide d’un système d’irrigation très-ingénieux ; l’eau est amenée des hautes assises du rocher par des troncs d’arbres creux ajustés bout à bout et étayés d’une branche à l’autre. Plus haut ce sont des bois de chênes et de châtaigniers d’une vigueur surprenante à cause du voisinage de la mer. Les historiens byzantins parlent fréquemment de cette végétation merveilleuse. « Ceux qui appellent l’Athos la terre de Dieu ne se trompent pas, » dit Cantacuzène. « La douceur de la température, dit Nicéphore Grégoras, la multiplicité des végétaux qui réjouissent la vue et embaument l’air, le chant des oiseaux, le murmure des eaux, le vol strident des abeilles, l’aspect de la grande mer, le calme des vallées, le silence et la solitude des bois, tout cela forme un tissu de voluptés qui ravissent les sens et élèvent vers Dieu l’âme recueillie dans de pieuses pensées. »

Kariès est caché dans un pli du versant oriental, au milieu de skites et d’ermitages accrochés à toutes les aspérités de la montagne. Les maisons sont basses, faites en bois, enduites d’un crépi rose ou blanc, et alignées sur les côtés d’une rue unique. Dans cette rue se tiennent, au fond de petites boutiques, ouvertes en tabatière, des moines qui vendent des rosaires, des gravures et des ustensiles de ménage sculptés par les ermites. C’est au bout de cette rue, dans une grande maison de modeste apparence, que siége le conseil qui gouverne la montagne.

Ce conseil est composé de vingt épistates représentant les vingt monastères. Un président, élu tous les quatre ans par cette assemblée, partage le pouvoir exécutif avec les représentants des quatre monastères de Lavra, Iveron, Vatopédi et Kiliandari. Ces quatre représentants administrent la montagne, et rendent compte de leur administration à l’assemblée générale qui, outre ces fonctions, juge les délits et les crimes. Les rescrits ou ordonnances doivent porter l’empreinte d’un sceau[4] dont chacun des quatre représentants possède un quart, ce qui fait que l’opposition d’un seul annule toute décision. Le gouvernement turc a reconnu cette petite république monacale après la prise de Constantinople, et s’en est déclaré le protecteur, moyennant un tribut annuel de 500 000 piastres versées entre les mains d’un aga qui réside à Kariès. La république entretient une garde de vingt Albanais chrétiens, destinés à faire la police de la montagne.

J’ai dit qu’il y a vingt monastères sur l’Athos. Dix-sept sont habités par des caloyers[5] grecs, un par des

  1. L’usage des azymes est au nombre des dissidences qui séparent l’Église de Rome de l’Église d’Orient. Les catholiques disent que Jésus-Christ ayant fait la cène avec ses disciples, devait avoir employé du pain azyme, selon la coutume des Juifs qui font la pâque avec ce pain. Les Grecs disent, au contraire, que puisque l’époque de la pâque n’était pas venue, Jésus-Christ fit la cène avec du pain ordinaire, c’est-à-dire avec du pain inzyme.

    Les principales dissidences sont, du reste, au nombre de trois : 1o la suprématie du pape ; 2o la procession du Saint-Esprit, c’est-à-dire l’addition filioque ; 3o le purgatoire.

    La question des azymes peut être classée dans les différences d’usage qui sont : 1o les azymes ; 2o le baptême par triple immersion ; 3o la prêtrise chez les hommes mariés ; 4o la communion chez les enfants ; 5o la génuflexion ; 6o l’abstinence du mercredi.

  2. La main qui bénit est ainsi disposée : le pouce croisé avec le quatrième doigt, de manière que l’index reste droit, et le troisième recourbé ; on forme ainsi le nom de Christ, ixc.
  3. Il y a une opinion généralement accréditée qui veut que l’Église russe soit séparée de l’Église de Constantinople, et que le tzar en soit le chef. Cela n’est pas tout à fait exact. Dans les annotations du Pedalium, recueil des canons, l’Église d’Orient dit : « Il y a eu autrefois un patriarche de Russie, mais ce patriarche n’existe plus. » En effet, Ivan III avait pris le titre de patriarche de Russie, mais Pierre le Grand ne le conserva pas, nomma un conseil d’évêques qu’il appela saint Synode dirigeant, et prit le titre de Protecteur de l’Église. Il demanda la confirmation de ces mesures au patriarche de Constantinople, lui écrivit qu’il avait toujours reconnu sa primauté synodale sur l’Église orthodoxe, et le pria de l’aider de ses conseils.
  4. Ce sceau est en argent coupé en quatre parties égales. Une cinquième volonté est nécessaire pour valider les actes ; c’est celle du président qui possède la clef à vis qui réunit les quatre portions. Autour de ce sceau, représentant la Vierge, est l’inscription suivante en grec et en turc : Sceau des Épistates de la communauté de la Sainte-Montagne.
  5. Les caloyers ou moines appartiennent au premier ordre du clergé grec, appelé ordre des hiéronomaques. Lorsque l’Église d’Orient se sépara de celle de Rome, elle divisa son clergé en deux