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VOYAGES D’UN NATURALISTE

(CHARLES DARWIN).

L’ARCHIPEL GALAPAGOS ET LES ATTOLLS OU ÎLES DE CORAUX.

1858. — INÉDIT.



L’ARCHIPEL GALAPAGOS[1].


Tortues de terre ; leurs habitudes ; lézard aquatique se nourrissant de plantes marines ; lézard terrestre herbivore, se creusant un terrier — Importance des reptiles dans cet archipel où ils remplacent les mammifères. — Différences entre les espèces qui habitent les diverses îles. — Aspect général américain.


Les sources, que possèdent seules les plus grandes îles de l’archipel Galapagos, sont toujours situées au centre et à une hauteur considérable. Les tortues des basses terres, sont donc obligées de faire de longs voyages pour se désaltérer. De là, ces sentiers larges et bien battus qui divergent en tous sens des sources vers les bords de la mer. Ce fut en les suivant que les Espagnols découvrirent pour la première fois les fontaines. Lorsque je débarquai à l’île Chatam, je ne pouvais imaginer quel était l’animal qui voyageait si méthodiquement le long de ces chemins choisis et nettement tracés. C’est un curieux spectacle de voir aux abords des sources plusieurs de ces énormes reptiles, une compagnie montant à la file, empressée, le cou tendu, et une autre s’en retournant après avoir bu son soûl. Dès qu’elle arrive à l’eau, la tortue, sans s’inquiéter des regardants, y plonge sa tête jusque par-dessus les yeux, et avale goulûment de grandes gorgées ; dix environ à la minute. Les habitants assurent qu’elle passe trois ou quatre jours dans le voisinage, avant de redescendre vers les basses régions : mais ils diffèrent sur la fréquence de ces visites, que règle probablement le genre de nourriture de l’animal. Il est cependant certain que les tortues peuvent exister même sur les îles où l’on ne trouve d’autre eau que celle qui tombe du ciel pendant le peu de jours pluvieux de l’année.

Je crois qu’il est avéré que la vessie de la grenouille agit comme réservoir et entretient l’humidité nécessaire à la vie de l’individu : il en est de même de la tortue. Quelque temps après sa visite aux sources la vessie est dilatée par la présence du fluide qui décroît, dit-on, graduellement et devient de moins en moins pur. Quand les colons, parcourant les basses terres, sont surpris par la soif, ils tirent parti de cette circonstance, et boivent le contenu de la vessie. Dans une tortue que je vis tuer, cette eau était tout à fait limpide, et n’avait qu’une très-légère amertume ; néanmoins, celle que renferme le péricarde passe pour la meilleure, et se boit la première.

Les tortues, qui se dirigent vers un point fixe, cheminent de jour et de nuit, et arrivent beaucoup plus tôt au but qu’on ne le supposerait. En marquant d’avance quelques individus, les habitants ont constaté qu’elles font à peu près huit milles (douze à treize kilomètres) en deux ou trois jours. J’en vis une que j’observais, faire cinquante-cinq mètres en dix minutes, ce qui suppose environ trois cents mètres à l’heure, ou six à sept kilomètres par jour, en lui accordant un peu de temps pour manger en route. Dans la saison où les mâles et les femelles se rassemblent, le mâle pousse un mugissement rauque qui s’entend d’assez loin, et annonce aux chasseurs qu’il peut les prendre par paire. En octobre, lors de mon passage, c’était l’époque de la ponte. Sur un sol sablonneux, la femelle dépose ses œufs ensemble et les recouvre de sable, mais sur un terrain de roc, elle les laisse tomber indifféremment dans le premier trou venu ; mon compagnon en trouva sept dans une fissure. Ils sont blancs, sphériques, plus gros que les œufs de poule. Les petits, à peine éclos, sont dévorés en grand nombre par les busards. Les vieilles tortues meurent en général d’accident, souvent par suite de chutes dans des précipices, du moins plusieurs habitants des îles me dirent n’en avoir jamais trouvé de mortes sans quelque cause évidente. Ils croient que ces animaux sont complètement privés du sens de l’ouïe. Il est certain qu’ils n’entendent pas marcher derrière eux, même très-près. C’était toujours pour moi un sujet d’amusement, quand je surprenais une grosse tortue, cheminant pas à pas,

  1. Une histoire de l’archipel Galapagos offrirait à la curiosité des épisodes singuliers. Voici l’un des plus récents :

    Le 10 novembre 1848, une goélette d’environ cent tonneaux, partie de Valparaiso et se dirigeant vers la Californie, jeta l’ancre devant l’île Saint-Charles pour y renouveler sa provision d’eau. Les passagers, au nombre de treize, descendirent à terre et s’y livrèrent, pendant quelques heures, aux plaisirs de la chasse et du bain. Quand ils voulurent retourner à bord, ils s’aperçurent que la goélette s’éloignait vers la pleine mer. Un canot courut après, mais le subrécargue et le pilote, qui étaient restés sur le navire, refusèrent de s’arrêter. Les malheureux passagers, volés et abandonnés, furent obligés de vivre plusieurs mois, au milieu des privations les plus cruelles, dans cette lie qui servait de lieu de déportation à la république de l’Équateur. La goélette et les voleurs furent pris longtemps après devant les îles Sandwich. Un récit très-dramatique de ces événements a été publié par l’un des passagers, M. Ernest Charton (frère du directeur du Tour du Monde) sous ce titre : Vol d’un navire dans l’océan Pacifique.