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tant de créations nouvelles, circonscrites dans aussi peu d’étendue. En voyant chaque hauteur couronnée de son cratère et les limites des cratères de lave encore aussi nettes, on est conduit à penser qu’à une époque récente, au point de vue géologique, l’Océan se déroulait là sans entraves ; et on se trouve en présence, comme espace et comme temps, de cette mystérieuse énigme, la première apparition d’êtres nouveaux sur la terre. Comment tant de force créatrice a-t-elle été dépensée pour peupler ces rocs nus et stériles ? Comment cette force a-t-elle agi d’une façon diverse, et pourtant analogue, sur des points aussi rapprochés ? Les espèces nouvelles ont-elles été créées isolément ? ou sont-ce des variétés de quelques types originaux, créés primitivement ou importés, et que des conditions autres ont modifié[1] ?

Traduit par Mlle A. de Montgolfier.




LES ATTOLES OU ÎLES DE CORAUX.


Île Keeling. — Aspect merveilleux. — Flore exiguë. — Voyage des graines. — Oiseaux. — Insectes. — Sources à flux et reflux. — Chasse aux tortues. — Champs de coraux morts. — Pierres transportées par les racines des arbres. — Grand crabe. — Corail piquant. — Poissons se nourrissant de coraux. — Formation des attoles. — Profondeur à laquelle le corail peut-vivre. — Vastes espaces parsemés d’îles de corail. — Abaissement de leurs fondations. — Barrières. — Franges de récifs. — Changement des franges en barrières et des barrières en attoles.


Le 1er avril, nous arrivions en vue de l’île Keeling ou île des Cocos, à environ deux cent quarante lieues (six cents milles) de la côte de Sumatra. C’est une de ces îles à lagunes, dites attoles, à formation de corail, et de la même nature que l’archipel de Low, près duquel nous avions passé. À peine le vaisseau paraissait-il à l’entrée du chenal qu’un résident de l’île, un Anglais, M. Liesk, venait à bord et nous mettait au courant, en quelques mots, de l’histoire de la colonie. Il y avait environ neuf ans qu’un individu d’assez piètre valeur, un M. Hare, transportait là une centaine d’esclaves malais, y compris les enfants. Peu après, le capitaine Ross, qui deux ans auparavant avait exploré ces parages, vint s’établir dans l’île avec sa famille ; M. Liesk, second sur le vaisseau, l’accompagna. Les esclaves malais abandonnèrent immédiatement leur îlot pour aller se joindre aux gens de M. Ross, et cette désertion finit par nécessiter le départ du premier colon.

Les Malais, aujourd’hui libres de nom, le sont personnellement de fait, bien que traités en général comme esclaves. Leur habituel mécontentement, la versatilité qui les fait constamment passer d’une île à l’autre, peut-être aussi quelque erreur d’administration, rendent l’état des choses assez peu florissant. Le cochon est le seul quadrupède domestique de l’île, dont tout le commerce, toute la prospérité roulent sur sa principale production végétale, le coco. L’huile extraite des noix s’exporte, les fruits mêmes, envoyés à Singapoure et à l’île Maurice, servent principalement à faire du currie. Canards, volailles, cochons, ceux-ci couverts d’un lard épais, se nourrissent de coco, et il n’y a pas jusqu’à un colossal crabe de terre qui ne soit pourvu par la nature des moyens d’ouvrir ce fruit et de s’en repaître.

Le cercle de récifs qui forme la lagune est couronné, dans presque toute son étendue, d’une guirlande d’îlots très-étroits, qui, au nord, sous le vent, laissent un passage aux vaisseaux pour pénétrer à l’intérieur du mouillage. Dès l’entrée, le spectacle est ravissant. L’eau, calme, limpide, transparente, peu profonde, repose sur un lit blanc, uni, fin. Le soleil dardant ses rayons verticaux sur cette immense plaque de cristal, de plusieurs milles de largeur, la fait resplendir du vert le plus éclatant ; des lignes de brisants, frangées d’une éblouissante écume, la séparent des noires et lourdes vagues de l’Océan, et les festons réguliers et arrondis des cocotiers, épars sur les îlots, se détachant sur la voûte azurée du ciel, achèvent d’encadrer ce miroir d’émeraudes, tacheté çà et là par des lignes de vivants coraux.

Dès le lendemain matin, j’étais sur la rive de l’île de la Direction, bande de terre ferme, large à peine de quelques centaines de mètres. Une blanche marge calcaire, d’une réverbération fatigante sous cet ardent climat, la sépare de la lagune ; à l’extérieur, elle est défendue par un rebord large et plat, en roche de corail solide, qui apaise et arrête la violence de la haute mer. Sauf quelques sables près de la lagune, le sol n’est qu’une accumulation de fragments de coraux arrondis, et il faut le climat des régions intertropicales pour produire une végétation vigoureuse sur ce terrain désagrégé, sec et rocailleux. Rien de plus élégant néanmoins que les cocotiers, vieux et jeunes, dont les palmes vertes s’unissent au-dessus de féeriques petits îlots, qui les encadrent d’un anneau de sable argenté.

L’histoire naturelle de ces îles est curieuse, grâce à son indigence même. C’est à peine si trois ou quatre espèces d’arbres, semés par les vagues, se mêlent aux bouquets de cocotiers, et l’un d’eux offre seul un bon bois de construction. Une guilandina croît sur l’un des îlots, et ma collection d’une vingtaine d’espèces de plantes, dont dix-neuf appartiennent à différents genres, et à non moins de seize familles, doit renfermer à peu près toute cette modeste flore qui semble un refuge de déshérités. Du côté du vent, le ressac jette des semences et des plantes ; M. Keating, qui a résidé un an sur ces écueils, cite le kimiri, natif de Sumatra et de la péninsule de Malacca, la noix de coco de Balci, que distinguent sa forme et sa grosseur ; le dadass, que les Malais plantent avec la vigne

  1. Ces questions, soulevées ici en passant par le savant voyageur, ont été examinées et approfondies par lui dans un récent et remarquable ouvrage sur l’Origine des espèces.