Page:Le Tour du monde - 02.djvu/176

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rent en haut, nous montâmes nous-mêmes l’un après l’autre le long d’un câble. On n’oublie jamais les fatigues d’une telle journée. Nos provisions de bouche étaient à peine suffisantes ; malgré le froid, nous étions tout en nage dans nos vêtements de peau ; le vent était si violent que l’on ne pouvait se tenir debout. Je ressemblais à un Tongouse qui a longtemps souffert ; le vent et le grand air pendant le jour, la fumée et l’ardeur d’un brasier pendant la nuit, m’avaient donné un teint de Giliak. On ne me reconnaissait pour Russe qu’à la couleur des cheveux et à la forme du nez.

Campement de Tongouses. — Dessin de Victor Adam d’après Gabriel Sarytchew.

Je transpirai beaucoup en montant ; ne pouvant m’empêcher d’avaler de la neige en place d’eau, je fus saisi d’un refroidissement et je me sentis pris d’une grande fièvre en arrivant au campement. Le sang me monta à la tête, j’avais le visage en feu, et j’éprouvais des frissons. Dépourvu de médicaments et privé de toute espèce de secours, je me trouvai dans une triste position, ainsi exposé à un vent froid et sifflant sur une haute montagne, au milieu de l’hiver. Je voyais déjà l’ombre de la mort, mais je n’étais pas effrayé, n’ayant ni famille ni parent à laisser dans la misère. Je regrettais seulement que mes peines et celles de mes compagnons dussent avoir si peu d’utilité ; je mourrais avant d’avoir pu communiquer à mes supérieurs le résultat des mes explorations, et presque au moment d’achever mon grand voyage et de m’en retourner.

Je ne raconterai pas la lutte que je soutins toute la nuit contre la mort ; mes deux cosaques et les deux guides veillèrent près de moi, plaignant sincèrement mon sort, et prenant garde que je ne me découvrisse ; car si je m’étais refroidi, c’en eût été fait de moi. Le matin, je m’endormis, et à mon réveil j’étais baigné de sueur, comme si je fusse sorti de l’eau. Le soir, je n’éprouvais plus qu’un mal de tête, et le lendemain je me remis en route. Je décrirai, quand je trouverai un moment de loisir, ce que je vis et entendis durant cette fièvre.

Au bout de six mois, j’avais rempli ma mission et je retournais à Oudskoï.

La contrée que j’eus à traverser est difficile à explorer, à cause de ses chemins impraticables, des ses bois impénétrables, de ses montagnes inaccessibles et de ses nombreux cours d’eau ; mais elle est riche en animaux de toute espèce, dont voici les noms : panthère, ours, loup, glouton, lynx, renard noir, renard charbonnier, zibeline, écureuil, lièvre, loutre, élan, renne sauvage, chevreuil, daim, mouton sauvage, musc, sanglier, écureuil volant, chauve-souris, souris de toute sorte, hermine ; et parmi les oiseaux : cigogne blanche, cygne, canard, plongeon, oie, grue, gelinotte de bruyère, poule de coudrier, perdrix blanche, canard noir, karaky, bécasse.

Il me fallut encore quinze jours pour terminer mes affaires, puis je repartis pour Yakoutsk au mois d’avril.

Dans cette saison le voyage est difficile et périlleux ; l’ours sort de son repaire, et lorsqu’il est affamé, se jette sur le premier être vivant qu’il rencontre. Lorsqu’il est le plus fort, il n’y a pas moyen d’échapper ; il lui faut de la chair et du sang ; celui qui n’en a pas à lui jeter doit voyager avec la plus grande circonspection, s’il ne veut payer de sa propre personne.

Traduit par E. Beauvois.

(La fin à la prochaine livraison.)