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leurs troupeaux, qu’ils conduisent à la voix. Tous ces chiens étaient noirs, les volailles noires et blanches ; et un gros ver noir (je n’en avais rencontré aucun depuis mon voyage dans le Bagirmi) dévastait les récoltes.

« Le 5 août, la route devient de plus en plus marécageuse, des cônes détachés apparaissent au nord ; on n’aperçoit que des pasteurs foullanes ; peu de culture, puis les constructions pittoresques des villages sonrays et la silhouette bizarre de la chaîne des Hombori. Sans l’avoir vue, il m’aurait été impossible de me figurer cette rampe, dont les pitons les plus élevés n’ont que deux cent cinquante mètres au-dessus de la plaine. Rien ne me frappa d’abord dans l’aspect de ces montagnes que de loin je prenais pour des collines ; mais bientôt mon attention fut puissamment captivée. Sur une pente adoucie, composée de quartiers de roche, s’élève une muraille perpendiculaire, dont le sommet, couronné d’une terrasse, est habité par des indigènes que rien n’a pu vaincre. Quelques moutons, du millet, des corchorus, prouvent que ces fiers montagnards descendent parfois de leur retraite. À partir de là, c’est une double série de crêtes fantastiques, surgissant le long de la plaine, et ressemblant aux ruines des châteaux du moyen âge.

« En sortant de ce défilé remarquable, nous arrivons exténués à Bone, où l’on refuse de nous recevoir ; nous sommes près de Nouggéra, hameau sacré, d’où sortit la famille du chef d’Hamda-Allahi, et nous nous hâtons de fuir pour ne pas tomber entre les mains de ce fanatique. Des Touaregs campaient dans le voisinage ; c’est à eux que j’allai demander appui. Le chef, à la peau blanche, aux traits nobles, à la physionomie agréable, mit une de ses tentes de cuir à ma disposition, et nous envoya du lait et un mouton tout préparé. Le lendemain nos tentes de toile figuraient au milieu de celles de mon hôte, et j’étais assiégé par une quantité de femmes d’un excessif embonpoint, rappelant surtout celui qu’on attribue par erreur à la célèbre Vénus callipyge. Qu’il fallut de patience, en face des lenteurs d’une pareille escorte, et des perfidies de mon Arabe, qui profitait de l’occasion pour trafiquer à mes dépens ! J’arrivai néanmoins à Bambara, village dont les produits agricoles sont distribués dans toute la province, grâce aux affluents et aux canaux du Niger. Il fallut y passer quelques jours, en dépit de l’inquiétude que j’avais d’être reconnu, et malgré les présents qui me furent arrachés par notre hôte, par le fils de l’émir, par trois cousins de celui-ci, et trois Arabes de Tembouctou, dont j’avais à m’assurer les bonnes grâces. Bambara est situé sur une eau morte du fleuve. Ce marigot, d’une largeur considérable, était presque desséché à cette époque ; mais trois semaines plus tard, il devait être couvert d’embarcations, allant à Tembouctou par Délégo et Sarayamo, et à Diré par Kanima. La prospérité de la ville dépend donc de la pluie, et comme il n’en tombait pas, toute la population, l’émir en tête, vint me prier d’user de mon influence pour obtenir du ciel une ondée copieuse. J’éludai l’oraison, mais j’exprimai l’espoir que le Seigneur écouterait des vœux aussi justes. Le lendemain une petite pluie vint me faire bénir des habitants, ce qui ne m’empêcha pas d’être fort satisfait de m’éloigner.

« Un terrain onduleux, du granite, çà et là une rampe sablonneuse d’où nous voyons la surface agitée du lac Niengay. Des dunes, des marécages, des mimosas, du capparis, de l’euphorbe vénéneuse, du riz partout ; un labyrinthe de canaux et de criques où s’épanche le fleuve, et dont personne n’a jamais eu l’idée. À Sarayamo, je suis en ma qualité de schérif contraint de faire la prière ; « Que Dieu vous donne la pluie ! » ajouté-je. Le soir il tonne ; je suis en faveur, on me prie de recommencer le lendemain ; je les exhorte à la patience, et je suis forcé de joindre ma bénédiction au vomitif que j’administre au chef, qui, par parenthèse, fut très-scandalisé lorsqu’il apprit plus tard mon titre de chrétien.

« Le 1er  septembre je m’embarque sur l’un des canaux du Niger, et je vogue enfin vers Tembouctou. La nappe d’eau qui nous porte a environ cent mètres de large ; elle est tellement remplie d’herbe que nous paraissons glisser sur une prairie. C’est au reste dans le lit de ce canal, que les chevaux et les vaches trouvent la plus grande partie de leur nourriture. Au bout de quatre à cinq kilomètres, nous entrons dans une eau découverte, et les bateliers, dont les chants célèbrent les hauts faits du grand Askia[1], nous promènent, de détours en détours, entre des rives couvertes de cucifères, de tamarins, de genêts et d’herbe que paissent tantôt des gazelles, tantôt du bétail. Des alligators annoncent une eau plus étendue, et le canal où nous débouchons n’a pas moins de deux cents mètres de large : des hommes et des chevaux sur le bord, des pélicans, des rémipèdes sans nombre ; le voyage est délicieux. Les zigzags se multiplient, les rives se dessinent d’une façon plus régulière ; l’ombre descend à la surface de l’eau, qui brille aux dernières clartés du jour, et dont la largeur est de trois cent quarante mètres. Des feux nous attirent, et nous nous arrêtons au fond d’une crique, où s’éparpille un village. Il m’est impossible de distinguer le moindre courant. Dans ce lacis fluvial, l’eau se dirige tantôt dans un sens, tantôt dans l’autre, avec incertitude, et finit généralement par se décider pour le nord-nord-ouest. Après deux cents ans de guerre, ces bords, autrefois si animés, sont devenus silencieux ; et nous laissons derrière nous la place où fut Gakoira, Sanyare, et tant d’autres villages. Un bouquet d’arbres, chargés d’oiseaux, surgit de la rive ; nous revoyons le fleuve. Il coule ici du sud-ouest au nord-est sur une largeur de seize cents mètres ; ses flots majestueux, resplendissant tout à coup sous la lune, qui se lève dans un ciel noir, tout sillonné d’éclairs, inspirent aux gens de mon escorte un respect mêlé de crainte. »

  1. Mohammed ben Aboubakr, fondateur de la dynastie des Askia, peut-être le plus grand de tous les souverains de la Nigritie, est un exemple du développement intellectuel dont un nègre est capable. Né dans une île du Niger, au milieu du seizième siècle, il détrône le fils de Sonni Ali, sultan des Sonrays, prend le pouvoir, étend ses conquêtes du centre du Haoussa jusqu’au bord de l’Atlantique, et du douzième degré de latitude nord jusqu’à la frontière du Maroc. Il gouverne les vaincus avec justice et bonté, s’attache même