Page:Le Tour du monde - 02.djvu/239

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matin les tentes ouvraient leurs rideaux de laine, aux couleurs variées, on trayait les chamelles, les chèvres, les vaches qui paissaient sur la colline ; toute la nature s’éveillait, et les essaims de pigeons blancs, qui avaient dormi sur les arbres, lissaient leurs plumes et prenaient leur volée. Le soir le bétail revenait des pâturages, les esclaves poussaient devant eux les ânes chargés d’eau ; les fidèles, groupés dans les buissons, psalmodiaient la prière, guidés par la voix mélodieuse du maître ; puis un chapitre du Koran était chanté par les meilleurs élèves, et le son harmonieux de ces beaux vers se répandait au loin, répété par l’écho.

« Deux jours après, nous rentrâmes à Tembouctou ; la division se mit dans la propre famille du cheik ; on persistait à vouloir me chasser. El Bakay sortit de nouveau de la ville et m’emmena cette fois à Kabara. Les Foullanes en profitèrent pour envoyer de nouvelles forces à Tembouctou ; nous y revînmes, mais pour retourner au camp. J’y retrouvai un calme parfait : El Bakay me laissait libre, ou venait causer avec moi de choses toujours intéressantes. Il avait, ainsi que les gens de sa suite, un intérieur paisible et doux. Je ne crois pas qu’il y ait en Europe d’individu plus affectueux pour sa femme et ses enfants, que mon hôte ne l’était pour les siens ; je dirai même qu’il poussait trop loin la condescendance aux volontés de son auguste épouse. La plupart de ces tribus mauresques, aujourd’hui métis, n’ont qu’une seule femme, de même que les Touaregs ; seulement chez ces derniers l’épouse est libre, va et vient, a le visage découvert, tandis que, vêtue de noir, la femme du Maure est toujours voilée, et que celle des riches ne quitte jamais la tente. La vie que nous menions aurait pu être favorable aux intrigues ; mais les femmes étaient chastes, et l’on aurait infailliblement lapidé l’épouse convaincue d’adultère. Toutefois le cheik étant le chef de la religion, il est possible que la bonne tenue observée dans son camp soit un fait exceptionnel.

« La guerre et les discordes civiles, pendant ce temps-là, redoublaient de furie, et ma position devenait chaque jour plus périlleuse ; les Foullanes ne pouvant m’arracher de force au cheik, essayaient de la ruse pour me faire tomber entre leurs mains ; les Ouélad-Sliman, qui assassinèrent le major Laing, avaient fait serment de me tuer. De nouveaux soldats étaient entrés dans la ville, où nous étions revenus, et avaient l’ordre de m’en expulser à tout prix. J’avais espéré commencer l’année près de la côte ; janvier finissait, et je me trouvais toujours dans la même alternative.

« Le 27 février, le chef des Foullanes exprima enfin à El-Bakay, d’une manière franche et nette, le désir de me voir chasser du pays : refus péremptoire du cheik ; nouvelle demande, nouveau refus, nouvelles luttes, une situation de plus en plus intolérable : le commerce en souffrance, la population inquiète. Les particuliers s’assemblent, discutent les moyens de se débarrasser de moi ; les Tébous approchent, les Foullanes veulent assiéger la ville, l’irritation est au comble.

« Le 17 mars, dans la nuit, Sidi Mohammed, frère aîné d’El Bakay, fait battre le tambour, monte à cheval, et me dit de le suivre avec deux de mes serviteurs, pendant que des Touaregs, qui nous soutiennent, frappent leurs boucliers et répètent leur cri de guerre. Nous trouvons le cheik à la tête d’un corps nombreux d’Arabes, de Sonrays, voire de Foullanes, qui lui sont dévoués. Je le supplie de ne pas faire couler le sang à cause de moi ; il promet aux mécontents de me garder hors de la ville, et nous allons camper sur la frontière des Aberaz, où nous souffrons horriblement des insectes et de la mauvaise nourriture. Enfin, après trente-trois jours de résidence au bord de la crique de Bosébango, il fut décidé que nous partirions le 19 avril.

« Le 25, après avoir traversé divers campements de Touaregs, nous suivions les détours du Niger, ayant à notre gauche un pays bien boisé, entrecoupé de marais, et animé par de nombreuses pintades. C’est là que nous rencontrâmes le vaillant Ouoghdougou, ami sincère d’El Bakay, magnifique Touareg, ayant près de deux mètres, d’une force prodigieuse, et dont on rapportait des prouesses dignes de la Table ronde. C’est sous son escorte que je gagnai Gago, aujourd’hui bourgade de quelques centaines de cases et qui fut au quinzième siècle la capitale florissante et renommée de l’empire sonray.

« Après m’être séparé en ce lieu de mes protecteurs, et ne conservant autour de moi qu’une suite composée encore d’une vingtaine de personnes, je repassai sur la rive droite du fleuve et la descendis jusqu’à Say, où j’avais traversé le Niger l’année précédente. Sur tout ce parcours de près de cent cinquante lieues, je ne rencontrai qu’un sol fertile et des populations paisibles au milieu desquelles tout Européen pourrait passer en toute sécurité, en leur parlant comme je le fis, des sources et de la terminaison de leur grand fleuve nourricier ; questions qui préoccupent de temps à autre ces bons nègres autant peut-être qu’elles ont tourmenté nos sociétés savantes, mais dont ils ne possèdent pas les premiers éléments.

« Rentré à Sokoto et à Vourno au milieu de la saison des pluies, j’y reçus l’accueil le plus généreux de l’émir, mais à bout de forces et de santé, j’étais presque incapable d’en profiter. L’avenir m’apparaissait de plus en plus sombre.

« La guerre venait d’éclater tout autour de moi et devant moi ; le sultan de l’Asben avait été déposé ; le cheik du Bornou avait perdu le pouvoir, et l’on avait étranglé mon ami El Béchir.

« Le 17 octobre, j’arrivais à Kano : on m’y attendait ; mais ni argent, ni dépêches ; aucune nouvelle d’Europe. C’était là que je devais payer mes serviteurs, acquitter mes dettes, rembourser mes créances, échues depuis longtemps. J’engageai tout ce qui me restait, y compris mon revolver, en attendant que j’eusse fait venir la coutellerie et les quatre cents dollars qui devaient être à Zinder ; mais ceux-ci avaient disparu pendant les troubles civils. Kano sera toujours insalubre pour les Européens ; ma santé déjà mauvaise, s’altéra davantage, mes chameaux, mes chevaux tombèrent malade, et je perdis