Page:Le Tour du monde - 02.djvu/251

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pied de l’arbre que j’avais choisi comme point d’appui, et me dirigeai vers eux. Ils me reçurent les flèches sur la corde de l’arc, prêts à recommencer une nouvelle décharge. Un féroce cri de guerre accueillit ma résolution, et je fus immédiatement entouré, couché sur le sol et garrotté des pieds et des mains.

J’adressai successivement la parole à celui qui me parut être le chef de la bande, mais il me répondit en langue indienne quelques paroles que je ne pus comprendre. Après beaucoup de mots et non moins de gestes échangés entre eux, je crus comprendre qu’il était question de me porter ou de me détacher les jambes ; le chef penchait pour le premier moyen, mais la bande, peu disposée à faire une telle corvée, voulait le second, et elle l’emporta heureusement. Les liens de mes jambes furent donc détachés, et je me mis en route à travers la forêt au pas gymnastique, entraîné par ces Indiens.

Vers les deux heures, nous fûmes arrêtés dans notre course par une rivière qu’ils se disposèrent à traverser à la nage ; un des plus robustes de la bande fut désigné pour me porter sur son dos, où je fus attaché avec des lanières de peau de buffle. J’avoue que ce ne fut pas sans crainte que je vis commencer cette opération, d’autant plus qu’ayant toujours les mains liées, le danger devenait imminent, si mon Indien n’était pas habile nageur. Je fis tout ce que je pus pour faire comprendre au chef que je savais nager, et que s’il voulait me faire détacher, je pourrais aussi bien qu’eux traverser à la nage ; mais soit qu’il ne comprit pas mes signes, ou qu’il se défiât de moi, tout fut disposé pour mon passage ; mon sac, mes armes, tout le butin, pris avec moi, fut attaché en forme de ballot dans ma peau d’ours et lancé à l’eau en même temps que nous. Je m’aperçus bien vite que mon Indien était bon nageur, et nous arrivâmes rapidement à l’autre bord, où nous attendîmes au milieu d’une petite anse bordée de joncs et de plantes aquatiques. Comme il faisait très-chaud, je fus bientôt sec, car ils n’avaient pas pris la précaution de me retirer mes vêtements de peau ; nous suivîmes encore le cours de la rivière environ une heure ; puis nous rencontrâmes un affluent dont nous suivîmes le cours, et vingt minutes après nous trouvions, cachés dans les saules qui bordaient cette rivière, trois canots indiens construits en branches de saule et recouverts en écorce de bouleau d’un travail fort ingénieux ; nous y étant installés, nous remontâmes la rivière à coups de pagayes, et, après deux heures de voyage, je pus distinguer à deux milles environ devant nous une immense prairie, couverte de ce que j’aurais pris pour un grand nombre de meules de foin, si je n’avais vu sortir du sommet de plusieurs d’entre elles un filet de fumée bleue qui m’indiquait assez que c’étaient les cases d’une tribu. Dès que nous atteignîmes l’anse principale où étaient attachés des pirogues et des canots avec des amarres en corde végétale, nous fûmes aperçus des habitants, des cris de joie accueillirent notre arrivée, et plus d’un millier de femmes, d’enfants et de vieillards accoururent sur le rivage. Les plus impatients de me voir se jetèrent à l’eau avec des contorsions des plus grotesques, et entourèrent notre canot par-dessous lequel les enfants plongeaient comme de jeunes marsouins.

Je fus saisi et porté à terre au milieu d’une foule considérable. Nous entrâmes dans une large rue, formée par deux rangs de huttes ; le grand chef arriva bientôt, et je compris vite qu’il donnait des ordres pour éloigner la foule, devenue tellement compacte que je me sentais étouffé comme dans une ceinture vivante. Le chemin que nous parcourions montait, et je découvris la hutte du chef, qui était beaucoup plus haute et plus vaste que les autres ; sur son sommet une foule d’Indiens des deux sexes étaient montés pour mieux jouir du coup d’œil. Cependant, au lieu d’y aller directement, mon escorte prit à droite au travers d’un dédale de huttes, et s’arrêta devant l’une d’elles, où on me fit entrer, suivi seulement du grand chef et de trois Indiens, chefs inférieurs ; la fumée épaisse qui remplissait la hutte m’empêcha d’abord de distinguer les objets qui s’y trouvaient, mais ayant été conduit au fond, je trouvai, couché sur une natte, l’Indien que j’avais blessé l’avant-veille d’un coup de feu. Sa squaw était près de lui avec tous ses parents. Le chef me demanda en espagnol si je connaissais cet Indien, je fis signe que oui ; ayant levé une peau de buffle qui le couvrait, il me montra du doigt la blessure produite par ma balle. On y avait appliqué une espèce d’emplâtre de feuilles écrasées. Interrogé sur l’origine de cette blessure, je ne crus pas devoir dissimuler que j’en étais l’auteur.

Mon crime étant avéré, je fus conduit à la hutte du conseil, accompagné d’une foule considérable ; plus vaste que les autres cases de la tribu, elle ne différait en rien des autres par sa construction qui était de branches de chêne piquées en terre et enduites de terre glaise. Les Indiens de cette tribu étaient d’une grande taille, bien faits et vigoureux, avec des nez aquilins et des mentons très-saillants ; les femmes y possédaient, en général, le genre de beauté qu’on retrouve dans toutes les tribus indiennes ; les vieilles femmes seules étaient assujetties aux travaux les plus durs, et comme dans la plus grande partie des autres tribus, les jeunes jouissaient de la considération galante de chacun. D’après ma carte, ce village, appartenant à la grande tribu des Timpabaches, subdivision des Pah-Utahs, était situé sur les bords du San-Juan, rivière tributaire du Rio-Grande, branche mère du Colorado de l’Ouest.

Entré dans la case du chef, j’y trouvai rassemblés les quatre principaux chefs qui, assis au fond de la hutte, m’y attendaient ; ils étaient fraîchement tatoués, à en juger par l’éclat des couleurs qui resplendissaient sur leurs traits farouches. Chacun d’eux avait son tomahawk posé à côté de lui, et portait des plumes d’aigle dans la chevelure ; leur cou et leurs poignets étaient ornés de dents humaines et de griffes d’ours ; autour de leurs reins pendaient des queues de loup et de renard ; des trophées de guerre ornaient l’intérieur de la hutte du conseil. C’étaient des crânes humains avec leur chevelure, des armes de toute espèce prises dans les combats, des peaux d’ours et de tigre, et une chose qui me frappa