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de ma vie : la mort n’est pour moi qu’un accident vulgaire et prévu. Du reste, je suis soldat, et à ce titre je saurai montrer à ces barbares qu’un Français peut savoir mourir aussi bravement qu’un guerrier indien. »

À ces mots, je vis l’émotion gagner la prunelle de ce chasseur d’hommes, qui paraissait si féroce à première vue.

« J’ai tout essayé, dit-il, pour obtenir votre grâce de ces Indiens, mais il y a contre vous, dans le conseil des chefs, un parti puissant. L’Indien que vous avez blessé était le beau-frère d’un des guerriers les plus influents de la tribu.

— Je vous en remercie encore, lui répliquai-je ; mais permettez-moi de vous demander un seul et dernier service avant de mourir, celui de tâcher de faire abréger mon supplice et de vous charger de faire remettre un médaillon que j’ai là sur mon cœur à une de vos compatriotes que j’ai laissée en France, lors de mon départ pour l’Amérique. Je ne veux pas que cette image, qui me rappelle les traits de la plus chère des femmes, soit profanée après ma mort par ces barbares. Vous irez sans doute un jour à Sacramento, ou même à San-Francisco ; là vous pourrez trouver, en le cherchant, un Français digne de recevoir mon dépôt sacré, avec recommandation d’annoncer à cette femme que je suis mort dans les placers.

— Cette mission, pour moi, est sacrée, me répondit-il, je ferai exprès le voyage pour accomplir votre dernier vœu, et je promets sur mon honneur de gentleman anglais et de chef indien de m’acquitter religieusement de cette sainte mission.

— Alors, écartez ma vareuse, et vous trouverez ce médaillon. »

M’ayant demandé la permission de l’ouvrir, il y attacha son regard humide de larmes, et me dit :

« Je vous trouve bien malheureux de quitter pour toujours cette créature dont le regard attristé semble présager d’avance les dangers qui vous attendaient dans votre périlleux voyage. »

Quelques larmes roulant sur la fourrure de mon vêtement furent ma seule réponse. Dans l’intérieur de la boîte de métal où je gardais cette chère relique, j’avais écrit son nom ; après l’avoir lu, l’étranger me demanda avec vivacité si ce nom était aussi le mien, et si je n’étais pas d’origine anglaise.

— Oui, et certes j’en suis fier, lui répondis-je ; mes aïeux ayant suivi la fortune des Stuart, abandonnèrent fortune et patrie pour accompagner en France leur roi exilé. »

Il ne me laissa pas achever :

« Mais alors, s’écria-t-il, vous descendez de ce Wogan, dont la valeur a été célébrée par l’auteur de Waverley[1] ; et, s’il en est ainsi, moi, descendant de Lennox duc de Richmond, je ne puis voir couler devant mes yeux le sang d’un homme dont les ancêtres ont prodigué le leur pour la cause de mes aïeux. Comptez donc sur Lennox, à la vie et à la mort ! »

À ces mots, l’homme dont je venais si étrangement d’apprendre le nom, s’éloigna, suivi des principaux guerriers de sa tribu. J’attendis peut-être un quart d’heure, l’âme et la pensée tournées vers ma patrie, quand je fus tiré de mes réflexions par une rumeur subite qui se fit entendre dans le camp et se communiqua aux guerriers qui entouraient le poteau de mort où j’étais attaché. C’étaient les cris de guerre des tribus qui s’apprêtaient au combat. De l’éminence où j’étais enchaîné, je vis distinctement le brave Lennox groupant autour de lui la tribu qui l’avait adopté pour chef et l’adossant à la lisière de la forêt, tandis que les Timpabaches gardaient le centre de la plaine.

Quelque temps après, je vis les chefs de chaque tribu se rendre au milieu de la savane ; leur conférence, cette fois, ne dura qu’un instant ; ils s’avancèrent vers moi, et Lennox à leur tête, coupant mes liens avec son poignard, me rendit la vie et la liberté. Je tombai dans ses bras et le pressai sur mon cœur avec l’émotion de la reconnaissance.

Au bout de quelques instants, l’arène du combat se chargea des apprêts d’une fête à laquelle furent convoquées toutes les tribus présentes. Tous leurs chefs réunis, ayant mon libérateur et le grand chef à leur tête, vinrent me prier de séjourner encore quelques jours dans cette tribu, et d’assister à un festin qui allait être offert par la nation des Timpabaches.

…C’est ainsi que la rencontre inopinée d’un homme, aujourd’hui bien connu en Californie par ses goûts aventureux et son influence sur les Indiens, m’arracha providentiellement à une mort certaine. Lennox ne s’en tint pas là ; grâce à sa protection, je pus, en toute sûreté, descendre le Rio-Colorado jusqu’au Rio-Virgin, remonter cette rivière et enfin regagner la région des mines, et Grass-Walley, où l’on me croyait mort depuis longtemps.

Bon de Wogan[2]



  1. « Le capitaine Wogan, dont le caractère entreprenant est si bien dépeint dans l’histoire de la rébellion par Clarendon, avait d’abord été attaché au parlement, mais il avait abjuré ce parti lors de l’exécution de Charles Ier. Dès qu’il eut appris que le comte de Glencairn et le général Middleton avaient arboré l’étendard royal dans les highlands d’Écosse, il prit congé de Charles II qu’il avait accompagné à Paris. Il revint en Angleterre, leva un corps de cavalerie à ses frais dans les environs de Londres, traversa le royaume qui, depuis si longtemps, était sous la domination de l’usurpateur, et par des démarches habiles, il parvint à joindre, sans avoir perdu un seul homme, un corps de highlanders alors sous le drapeau des Stuart. Après avoir fait la guerre pendant plusieurs mois et acquis, par ses talents et son courage, une grande réputation, il eut le malheur d’être blessé dangereusement, et aucun secours de l’art ne fut capable de prolonger sa glorieuse carrière. » Waverley, chap. xxviii.
  2. M. de Wogan, ancien officier de spahis, ancien chef d’un des bataillons de la garde mobile, en 1848, est aujourd’hui directeur du télégraphe à Saint-Sever (Landes).