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jardin assez délabré, rempli de chacals, mais agréable. Ce qui nous amusa infiniment, ce fut le feu d’artifice dont on nous régala le soir.

En Europe, un feu d’artifice est une espèce de représentation théâtrale que l’on trouve plus ou moins jolie, mais qui ne produit guère dans les assistants d’émotion bien vive. En Perse, où il s’en faut de beaucoup que l’art des artificiers soit poussé aussi loin que chez nous, un feu d’artifice passionne autant le public que les courses de taureaux en Espagne. On ne se tient pas à distance respectueuse. La foule veut être au beau milieu. Chacun s’empresse de prendre en mains un pétard, une chandelle romaine ou un soleil ; j’ai vu des personnages graves, avec l’air d’hommes sages et les plus larges barbes au milieu du visage, se jeter avec frénésie dans l’entraînement universel et courir de côté et d’autre en secouant une pluie de feu qui les ravissait en extase. Il y a bien des moustaches roussies, des robes brûlées dans ces délicieuses parties ; mais on n’y prend pas garde, et le souverain bonheur est là.

Les Persans tirent des feux d’artifice à propos de tout, et souvent à propos de rien. Les grands seigneurs les font très-compliqués ; les pauvres se contentent de beaucoup moins, mais encore en veulent-ils. J’ai connu tel de nos gens qui portait toujours des fusées dans ses poches. Aussitôt qu’il avait un moment de loisir, il lançait sa fusée, et se pâmait d’aise.

À partir de Koum, le désert change d’aspect. Il a l’air plus rébarbatif de beaucoup que du côté d’Ispahan. De grandes roches apparaissant çà et là dans le paysage, lui donnent quelque faux air de ressemblance avec les environs du Mokkattam en Égypte. Nous allâmes coucher à Poul-è-Delak, ou le pont du Barbier.

C’est un pont d’une longueur assez considérable, jeté sur un cours d’eau saumâtre suffisamment large, mais peu profond. À l’autre rive se présente un caravansérail ruiné, et autour quelques masures ; en face, un mamelon sur lequel étaient nos tentes. Le pays est triste, mais il a quelque chose de solennel et d’imposant.

Le lendemain, nous entrâmes dans ce qu’on appelle le désert de Khavèr, autrefois la mer de Khavèr ou d’Orient. La tradition veut qu’elle ait disparu le jour de la naissance du Prophète, et c’était une des marques qui devaient annoncer au monde ce grand événement. Il paraît certain qu’à une époque reculée, cette mer était en communication avec d’autres vastes amas d’eau qui s’étendaient dans l’ouest jusqu’au lac Zarèh, et tenaient la place occupée par les déserts de Yezd et de Kerman. L’hiver, c’est un marécage impraticable aux caravanes, qui longent alors le pied des montagnes à l’ouest pour gagner Ispahan. À la fin de juin, le terrain était complétement sec, c’était une boue raboteuse. Il y restait des flaques d’eau, baignant çà et là quelques buissons d’épines de chameau d’un vert pâle, et dans cette misère couraient de gros lézards gris, très-laids, mais se rendant encore plus ridicules par leur façon de porter la queue en l’air et légèrement penchée de côté.

Nous mîmes pied à terre à Houzé-Sultan. On n’y voit pas autre chose qu’un caravansérail en ruines, la maison de poste, et un grand puits dans une espèce de pyramide. La pyramide n’est pas mal et ne manque pas de caractère ; mais l’eau ne vaut absolument rien. Du reste, pas un arbuste, pas un brin d’herbe, de la boue desséchée d’un côté, du sable de l’autre. Pour animer le paysage, il y avait une caravane au repos. Elle était presque uniquement composée de femmes et de moullahs. Tout ce monde s’en allait à Koum, non pas précisément en pèlerinage, mais pour y porter une quantité de grands coffres longs, étendus par terre au soleil et d’où s’exhalait une odeur fort étrange. C’étaient des morts. Les Persans ont une telle passion pour les Imans que, riches ou pauvres, dévots ou incrédules, ils ne se tiennent pas de se faire enterrer près des tombeaux de ces saints. Les plus riches aspirent à être envoyés à Kerbela pour avoir une demeure sur le fameux champ de bataille ou furent massacrés les fils d’Aly par les partisans de Yésyd ; d’autres se contentent de Mesched et y restent sous la protection de l’Iman Riza ; enfin, les gens à fortune médiocre du nord-ouest vont à Koum, près de Baby Fathmèh ou Mme Fathmèh. C’est une passion universelle et, qui plus est, une mode ; peu de personnes résistent à la fantaisie de stipuler dans leur testament que leurs héritiers les feront enterrer dans un des lieux sacrés.

Depuis peu, je pouvais remarquer la grande différence qui existe entre le début et la fin d’un voyage. Nous allions entrer dans deux jours à Téhéran, et on ne vivait plus comme naguère dans ce complet oubli de l’avenir, dans cette appréciation délicate et absolue du présent, qui est le commencement de la sagesse et le seul moyen d’être heureux. Entre Schiraz et Ispahan, le terme du voyage était si éloigné qu’on y songeait à peine et on n’en parlait pas. Toute la question était de savoir ce qui arriverait ou ce qui était arrivé dans la journée. Au plus on portait sa pensée sur le lendemain. Désormais, tout était gâté. On s’occupait bien moins de ce qu’on faisait que de ce qu’on ferait dans huit jours, et on ne jouissait plus de la vie présente. Il était donc temps d’en finir.

Nous eûmes bientôt un avant-goût de la sensation au-devant de laquelle se précipitaient tous les esprits.

Nous rencontrâmes le docteur Cloquet avec un secrétaire de la mission ottomane. Il nous sembla retrouver l’Europe dans la conversation d’un homme profondément attaché à son pays et dévoué au service du roi de Perse, dont il était, du reste, on ne peut plus apprécié. ces messieurs avaient apporté leurs tentes, de sorte que notre camp fut encore augmenté cette nuit-là. Le pays n’était pas beaucoup plus beau que la veille, et il était tout aussi sévère. Kenarégherd a une grande réputation comme terrain de chasse, et c’est à bon droit, car son sol saturé de nitre est particulièrement bon à attirer le gibier ; mais il n’a pas d’autre mérite. Les cours d’eau qui le traversent de manière à en faire, à certains moments de l’année, un grand marécage, sont saumâtres, et l’air y est étouffant.

Nous partîmes le lendemain matin de bonne heure. Différents membres de la mission avaient pris les devants.