Page:Le Tour du monde - 02.djvu/310

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fouettés par un vent furieux, lancent d’énormes gouttes de pluie qui s’enfoncent comme des balles dans le sol détrempé ; les arbres gémissent, en se courbant sous la tempête, les oiseaux s’éloignent avec des cris perçants, et les bêtes fauves se précipitent dans leurs tanières. Le capitaine Speke a la fièvre ; plusieurs de nos hommes sont malades, nous sommes tous épuisés ; cependant, en dépit de notre fatigue, nous marchons le lendemain pendant sept heures. À la croisée de la route de Mbouamaji, cinquante indigènes nous barrent le chemin, et sont appuyés d’une réserve qu’on entrevoit sur la gauche. L’affaire s’arrange, nous passons, et je ne peux qu’admirer les formes pures et athlétiques de ces jeunes guerriers qui, dans l’attitude la plus martiale, tiennent leur arc d’une main, et de l’autre un carquois rempli de flèches dont le fer aigu vient de recevoir une nouvelle couche de poison.

« Après une nuit passée à Tounda, au milieu d’une végétation excessive, je m’éveille abattu, la tête me fait mal, les yeux me brûlent, j’ai dans les extrémités des frémissements douloureux ; la fatigue, le froid, le soleil, la pluie, la malaria, l’inquiétude, se réunissent pour m’accabler. Saïd-ben-Sélim, pris d’un violent accès de fièvre, implorait quelques heures de repos ; un instant de plus à Tounda pouvait nous être fatal ; je fis placer le malade sur un âne, et donnai l’ordre de ne s’arrêter qu’à Dégé-la-Mhora, village où fut assassiné le premier Européen qui ait pénétré aussi avant sur cette côte meurtrière. En 1845, M. Maizan débarquait à Bagamayo, en face de Zanzibar ; de là il se rendit presque seul à Dégé. Fort bien accueilli d’abord par le chef Mazoungéra, celui-ci, quelques jours après, le fit arrêter, et, lui reprochant les dons qu’il avait faits à d’autres chefs, lui déclara qu’il allait mourir à l’instant même. L’intrépide voyageur fut attaché à un baobab ; Mazoungéra lui coupa les articulations pendant que retentissait le chant de guerre, et que le tambour battait une marche triomphale. Puis entamant la gorge de sa victime, et trouvant que son couteau était émoussé, l’infâme s’arrêta pour en aiguiser le tranchant, se remit à l’œuvre, et arracha la tête avant que la décollation fût complète. Ainsi mourut à vingt-six ans un homme plein de cœur, de savoir et d’avenir, dont le seul défaut était la témérité, ainsi qu’on appelle trop souvent l’esprit d’initiative, quand la fortune ne sourit pas au courage.

« Malgré les efforts du saïd, pour satisfaire aux justes réclamations de la France, on ne parvint pas à saisir le coupable. Mais dans la croyance des indigènes, après la mort de M. Maizan, le chemin de la côte à Déjé-la-Mhora fut intercepté par un dragon animé de l’esprit du martyr, et le cruel Mazoungéra est, depuis lors, accompagné du spectre de sa victime. Les tourments qu’il en éprouve l’ont poussé à fuir la scène du meurtre ; il erre maintenant sur les bords du grand lac, où il a traîné sa folle douleur ; et sa tribu, qui n’a cessé de décliner depuis la mort du jeune Français, marche rapidement à une ruine complète. »

Arrivés le 13 juillet sur un territoire où les Ouazaramo, se confondant avec diverses tribus, ne sont plus à craindre, nos voyageurs poursuivirent leur marche sous des averses diluviennes, des brumes pénétrantes, déchirées par des coups de soleil foudroyants ; ils franchirent des halliers, des fondrières où l’on enfonce jusqu’aux genoux, parfois jusqu’aux épaules, quittèrent le marécage pour des savanes entrecoupées de ravines profondes, retrouvèrent la forêt et les jungles, et accablés de fatigue, bourrelés d’inquiétudes, n’en continuèrent pas moins leur route périlleuse. « Chaque matin, dit Burton, m’apportait de nouveaux tourments, chaque jour me faisait penser que le lendemain serait pire encore, mais l’espérance est au fond du désespoir, et nous ne renonçâmes pas un instant à la mission que nous avions acceptée. »

C’est ainsi que la caravane traversa le district de Douthoumi, arrosé par la rivière du même nom, qui tombe dans le Mgazi. Une chaîne de montagnes, dont la crête dentelée et les pics voilés de nuages annoncent la formation primitive, s’élève au nord du district, et va rejoindre, à quatre journées de marche, les montagnes de l’Ousagara. Le vent du nord-est, comme celui du nord-ouest, se refroidit en balayant cette crête nuageuse, et tombe en rafales glacées dans la plaine, où le thermomètre descend à 18° pendant la nuit. Plus malsains, dit-on, que la vallée même, les cônes situés au pied de la montagne ne sont pas habités ; la forêt en garnit le sol rocailleux, et tout ce que le voyageur a pu rêver d’horrible sur l’Afrique, se réalise : c’est un mélange confus de buissons épineux et de grands arbres, couverts de la racine au sommet par de gigantesques épiphytes ; un amas d’herbes tranchantes, un réseau de lianes énormes qui rampent, se courbent, se dressent dans tous les sens, étreignent tout, et finissent par étouffer jusqu’au baobab. « La terre exhale une odeur d’hydrogène sulfuré, et l’on peut croire, en maint endroit, qu’un cadavre est derrière chaque buisson. Des nuages livides, chassés par un vent froid, courent et se heurtent au-dessus de vous, et crèvent en larges ondées ; ou bien un ciel morne couvre la forêt d’un voile funèbre ; même par le beau temps, l’atmosphère est d’une teinte blafarde et maladive. Enfin, pour compléter cet odieux tableau qui, du centre du Khoutou, se déploie jusqu’à la base des monts de l’Ousagara, de misérables cases, groupées au fond des jungles, abritent quelques malheureux, amaigris par un empoisonnement continu, et dont le corps ulcéré témoigne de l’hostilité de la nature envers la race humaine.

« Dans le Zoungoméro, où commence la grande vallée de la Mgéta, les premières lueurs du jour apparaissent à travers un brouillard laiteux. Des cumulus et des nimbes viennent de l’est, envahissent les hauteurs de Douthoumi, et quand la pluie est imminente, une ligne épaisse de stratus coupe la montagne et s’étend au-dessus de la plaine. À toutes les phases de la lune, il pleut deux fois par vingt-quatre heures, et lorsque les nuages éclatent, un soleil ardent aspire la putridité du sol. L’humidité imprègne, oxyde, corrode tout, depuis le papier jus-