Page:Le Tour du monde - 02.djvu/32

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Quand les kalians eurent été de nouveau apportés et remportés, et le thé de même, on se remit en route. Le roi ayant envoyé des chevaux richement caparaçonnés pour le ministre et les principaux membres de la mission, avec les djélodars portant comme de coutume la couverture brodée sur l’épaule gauche, tout ce train s’ébranla, et au bout de trois quarts d’heure, allant d’ailleurs avec une lenteur extrême, nous entrâmes dans Téhéran par la porte Neuve. Nous aperçûmes tout d’abord, sur la place qui précède la porte, le piquet ou mât destiné à la haute justice. Ordinairement les têtes y sont attachées en plus ou moins grand nombre ; mais ce jour-là il n’y en avait pas. Un fou, bien connu de Téhéran, était monté sur la plate-forme et criait de toutes ses forces : « Ali ! Ali ! » Pendant trois ans, j’ai rencontré journellement cet homme dans les rues, qu’il parcourt en hurlant le même mot sans jamais se reposer. Il est de l’espèce la plus inoffensive, et ne prend garde à personne. C’est un pauvre diable qui a perdu, jadis, une petite fille qu’il aimait tendrement, et sa raison n’a pas résisté à l’excès du chagrin. La foule était grande et compacte sur le Marché-Vert, que nous traversâmes ensuite. La baguette des ferrachs n’était pas de trop pour nous frayer un passage. C’étaient des cris, des rires, un mouvement à ne pas s’entendre, et cependant il était bien nécessaire de garder son sang-froid, vu l’état habituel des rues persanes : huit pieds de large, une ravine au milieu, et des trous profonds irrégulièrement semés tous les trois pas. En Europe, on se tuerait ; en Perse, on n’en éprouve aucun inconvénient. Seulement, il faut avoir expérimenté cette vérité, qui, au premier abord, semble paradoxale, pour faire de gaieté de cœur une telle promenade avec tant de chevaux autour de soi et des cavaliers pareils pour les conduire.

Types persans[1]. — Dessin de M. Jules Laurens.

La ville est longue ; notre résidence est fort éloignée de la porte Neuve, de sorte que la cavalcade mit bien trois quarts d’heure, sinon une heure pour sortir de ce dédale. Une fois arrivés chez nous, on apporta de nouveau les kalians et de nouveau le thé, puis nos introducteurs prirent congé. Nous étions livrés à nous-mêmes.

Cte  A. de Gobineau.

(La fin à la prochaine livraison.)

  1. Louty, Baktyary, noms de tribus ; ils désignent habituellement des espèces de nomades assez mal famés.