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procura néanmoins des hommes pour porter mon hamac, et le 3 février nous nous arrêtions à Ougaga, petit bourg où nous avions à débattre le passage du Malagarazi[1].

« Le moutouaré, ou seigneur des eaux, nous demanda un prix exorbitant, renvoya ses pirogues, et finit par nous octroyer le droit que nous réclamions, en échange de quatorze pièces d’étoffe et d’un bracelet d’airain, c’est-à-dire de moitié des objets qu’il avait stipulés d’abord ; l’affaire conclue, on nous passa, et nous nous trouvâmes sur la rive droite du Malagarazi. »



Tradition. — Beauté de la Terre de la Lune. — Soirée de printemps. — Orage. — Faune. — Cynocéphales, chiens sauvages, oiseaux d’eau. — Ouakimbou. — Ouanyamouézi. — Toilette. — Naissances. — Éducation. — Funérailles. — Mobilier. — Lieu public. — Gouvernement. — Ordalie.


« Une ancienne tradition nous représente l’Ounyamouézi ou Terre de la Lune, comme ayant formé jadis un grand empire, sous l’autorité d’un seul chef ; d’après les indigènes, le dernier de ces empereurs mourut à l’époque où vivaient les grands-pères de leurs grands-pères, c’est-à-dire il y a environ cent cinquante ans, ce qui n’a rien d’impossible. Aujourd’hui, ce n’est plus qu’un territoire morcelé, dont chaque fraction est soumise à un tyranuscule indépendant. Mais si les provinces qui la constituent n’ont plus entre elles de lien politique, la Terre de la Lune n’en est pas moins restée le jardin de cette région, et repose agréablement la vue par sa beauté paisible ; les villages y sont nombreux, les champs bien cultivés ; de grands troupeaux de bêtes bovines, à bosse volumineuse comme les races de l’Inde, se mêlent à des bandes considérables de chèvres et de moutons, et donnent à la campagne un air de richesse et d’abondance. Il y a peu de scènes plus douces à contempler qu’un paysage de l’Ounyamouézi vu par une soirée de printemps. À mesure que le soleil descend à l’horizon, un calme d’une sérénité indescriptible se répand sur la terre ; pas une feuille ne s’agite, l’éclat laiteux de l’atmosphère embrasée disparaît, le jour qui s’éloigne en rougissant couvre d’une teinte rose les derniers plans du tableau que le crépuscule vient enflammer ; aux rayons de pourpre et d’or succède le jaune, puis le vert tendre et le bleu céleste qui s’éteint dans l’azur assombri. Le charme de cette heure est si profond, que les indigènes, assis au milieu de leur village, ou couchés dans la forêt, en sont vivement émus.

« La saison des pluies commence plus tôt dans l’Afrique centrale que sur la côte, et débute, dans la Terre de la Lune par des orages d’une violence excessive. Les éclairs d’une intensité aveuglante, s’entre-croisent pendant des heures, dissipent entièrement les ténèbres, et se colorent des nuances les plus vives, tandis que la foudre, en ses roulements continus, semble venir de tous les points du ciel. Quand la pluie doit se mêler de grêle, un bruit tumultueux se fait entendre, l’air se refroidit subitement, et des nuages d’un brun violet répandent une étrange obscurité. Les vents se répondent des quatre coins de l’horizon, et l’orage se précipite vers les courants inférieurs de l’atmosphère. Dans le Mozambique, les Portugais attribuent ces foudres terribles à la quantité de substances minérales qui sont éparses dans la contrée ; mais cette région n’a pas besoin d’autre batterie que son sol fumant pour produire ces décharges électriques. On y éprouve dans la saison pluvieuse, la même sensation qu’au bord de la Méditerranée lorsque règne le sirocco. Il est rare que la pluie s’y prolonge plus de douze heures, elle tombe en général pendant la nuit, et les averses du matin n’empêchent pas le jour d’être brûlant et desséché.

« La faune de l’Ounyamouézi est la même que celle de l’Ousagara et de l’Ougogo : le lion, le léopard, l’hyène d’Abyssinie, le chat sauvage en habitent les forêts ; l’éléphant, le rhinocéros, le buffle, la girafe, le zèbre, le quagga y parcourent le fond des vallées et les plaines ; dans chaque étang de quelque étendue on trouve l’hippopotame et le crocodile ; les quadrumanes y sont nombreux dans les jungles ; celles de l’Ousoukouma renferment des cynocéphales jaunes, rouges et noirs, de la taille d’un lévrier, et qui d’après les indigènes, sont la terreur du voisinage ; ils défient le léopard, et quand ils sont nombreux on assure qu’ils n’ont pas peur d’un lion. Enfin le colobe à camail y fait admirer sa palatine blanche, qu’il peigne et brosse continuellement ; très-glorieux de cette parure, dès qu’il est blessé, prétendent les Arabes, il la met en pièces afin que le chasseur n’en profite pas. On parle également de chiens sauvages qui habiteraient les environs de l’Ounyanyembé, et, qui chassant par troupes nombreuses, attaqueraient les plus grands animaux, et se jetteraient même sur l’homme.

« Vers l’époque de l’année qui correspond à notre automne, les étangs et leurs bords, sont fréquentés par des macreuses, des sarcelles grasses, d’excellentes bécassines, des courlis et des grues, des hérons et des jacanas ; on trouve quelquefois dans le pays l’oie d’Égypte et la grue couronnée qui paraît fournir aux Arabes un mets favori ; plusieurs espèces de calaos, le secrétaire, et de grands vautours, probablement le condor du Cap, y sont protégés par le mépris que les habitants font de leur chair. Le coucou indicateur y est commun ; des grillivores et une espèce de grive, de la taille d’une alouette, y sont de passage, et rendent de grands services aux agriculteurs par la guerre qu’ils font aux sauterelles. Un gros bec sociable y groupe ses nids aux branches inférieures des arbres, et une espèce de bergeronnette s’aventure dans les cases avec l’audace d’un moineau de Paris ou de Lon-

  1. On a eu tort de représenter cette rivière comme sortant du lac d’Oujiji ; d’après les voyageurs qui ont parcouru cette région, elle prend sa source dans les monts d’Ouroundi, à peu de distance de la rivière de Karagouah ; mais tandis que cette dernière va tomber dans l’Oukéréoué, le Malagarazi prend son cours vers le sud-est, jusqu’à ce que, repoussé par la base de l’Ouroundi, il tourne à l’ouest pour aller se jeter dans le Tanganyika. Ainsi qu’il arrive généralement dans les terrains primitifs et de transition, le cours de cette rivière est brisé par des rapides qui rendent impossible la navigation. Au-dessous d’Ougaga sa pente devient plus prononcée, des bancs de sable, des îlots verdoyants le divisent, et comme à chaque village on remarque un ou plusieurs canots, il est probable qu’on ne peut pas le franchir à gué.