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d’autres, un flot gonflé de mousseline bleue ou rose, étendu des deux côtés jusqu’aux timons, et derrière, quelque indice d’une tête vivante.

Voici la place d’Armes avec son jardin plein de riches fleurs devant le palais du gouverneur. À un des coins est la chapelle élevée sur l’endroit où, sous les auspices de Christophe Colomb, la messe fut pour la première fois célébrée dans l’île. Nous arrivons au Paseo de Isabel Segunda, grande avenue qui s’étend de la ville à la baie, avec deux promenades parallèles pour les voitures et deux autres pour les piétons, toutes bordées d’arbres en pleine floraison. Nous voici arrivés au théâtre de Tacon, et la volante s’arrête devant une ligne de grandes maisons dont la hauteur contraste avec les autres maisons de la ville, qui sont uniformément à un étage. Nous sommes à l’hôtel Le Grand.

Le Grand est un Français ; son hôtel est un restaurant avec des chambres pour les voyageurs. Le restaurant est excellent, les chambres sont médiocres. Les lits n’ont point de matelas : on dort sur une toile tendue, sous un filet à mosquites. Il faut fermer les fenêtres la nuit, parce que le changement de température qui précède l’aube pourrait être dangereux. On vous prévient aussi qu’il ne faut pas marcher pieds nus sur le parquet, à cause d’un petit insecte nommé nigua qui pénètre dans la chair, y fait ses œufs, et occasionne des tourments souvent insupportables.

Après dîner, je me promène le long du Paseo de Isabel Segunda, pour voir la promenade qui commence à cinq heures environ et finit à la nuit tombante. La voiture la plus ordinaire est la volante, mais il y a des équipages dans le style anglais, avec des domestiques en livrée. J’ai un faible pour la volante à deux chevaux. Le postillon, les longs timons qui oscillent, l’argent prodigué dans les harnachements, donnent à l’ensemble un style qui éclipse le respectable équipage anglais. Les dames se promènent en grande toilette, décolletées, sans chapeau. Les domestiques, sur les voitures, sont tous nègres. On se promène le long du Paseo de Isabel, à travers le champ de Mars, et puis sur le Paseo de Tacon, qui mène jusqu’à la campagne, en ligne droite.

À huit heures je m’arrête sur la place d’Armes, un grand carré qui s’étend devant la maison du gouverneur, pour entendre la musique militaire de la retraite. La lune est claire et s’avance au milieu du champ étoilé et étincelant du ciel ; l’air est pur et embaumé ; la musique lance ses accords sous les palmiers et les mangos ; les promenades sont encombrées de monde, et l’on se presse autour des voitures pour saluer les dames. Peu de dames se promènent à pied sur la place : ce sont sans doute des étrangères. L’étiquette ne permet pas aux dames de marcher en public à la Havane.

Je rentre lentement, pour voir la ville de nuit. Le soir est l’heure brillante des boutiques. On fait ses achats quand le gaz est allumé. Les volantes et les voitures vont en tous sens, s’arrêtent à la porte des magasins. Les gardiens se tiennent au coin des rues, chacun tenant une longue pique et une lanterne. Les cafés sont ouverts. C’est aussi l’heure des visites.

Une étrange habitude est observée dans toutes les maisons. Dans la chambre principale sont placées deux rangées de chaises, face à face, trois ou quatre de chaque côté, et toujours à angle droit avec le mur qui fait face sur la rue. En passant, on aperçoit ces rangées de chaises. La famille et les visiteurs y prennent place méthodiquement. Comme les fenêtres sont ouvertes, profondes et très-larges, sans glaces, avec des barreaux très-espa-