Page:Le Tour du monde - 02.djvu/370

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bien situé, en contourne le dernier escarpement du mont Rachais, pour entrer à Grenoble par la porte de France. Le paysage change tout à coup ; il est moins varié, mais plus grandiose. La gravure placée en tête de cet article me dispense de le décrire. Au-dessus du groupe pittoresque des maisons et des monuments publics de Grenoble se dresse la grande chaîne des Alpes dauphinoises, étincelante de neiges et de glaces éternelles, et dont les crêtes dentelées atteignent la hauteur de deux mille cinq cents à trois mille mètres.

Tout enfant, je m’étais senti attiré par ces montagnes. Mon instinct ne me trompait pas : je pressentais, en les admirant pour la première fois, que je passerais sur leurs sommets quelques-unes des plus belles heures de ma vie. Bien des années cependant devaient s’écouler avant que je pusse satisfaire ces désirs de ma jeunesse. Devenu homme, je les avais vus s’accroître au lieu de diminuer. Ce n’était pas un caprice, c’était une passion ; plus je m’y abandonnais, plus elle me possédait. J’en avais fait l’expérience dans les Alpes de la Suisse et du Tyrol ; toutefois, par suite de circonstances inutiles à rappeler ici, je n’avais pas encore escaladé les Alpes du Dauphiné. Stupide vanité ! diront les promeneurs des plaines. On n’entreprend de pareilles courses que pour s’en vanter au retour. Erreur profonde ! Loin de moi la prétention d’excuser ni d’encourager des expéditions dangereuses où l’on compromet par orgueil, non-seulement sa vie, mais l’existence des guides que l’appât du gain détermine à vous accompagner. On n’est absous de pareilles tentatives que si elles ont pour but une observation ou une découverte scientifique. Elles méritent un blâme sévère toutes les fois que l’amour-propre est leur seul mobile. Mais, quand on aime vraiment la nature, quand on sait en comprendre les charmes, les splendeurs, les harmonies, les enseignements, on éprouve des jouissances infinies à s’élever sur les hautes montagnes. La santé de l’âme y gagne autant que celle du corps. On y prend, en fatiguant ses membres pour les fortifier, ces bains d’air vivifiant que recommandait avec tant d’éloquence Jean-Jacques Rousseau ; les sentiments s’y épurent comme l’atmosphère ; les idées y grandissent ; on y découvre, à mesure qu’on monte, des beautés inconnues de ceux qui se contentent de les contempler des vallées ou des plaines ; tout change, en effet, formes, couleurs, aspects, horizons ; on éprouve enfin un plaisir indéfinissable à dominer, à perdre de vue, en paraissant se rapprocher du ciel, ces bas-fonds de la terre, où la triste humanité se livre à son travail forcé, plus occupée malheureusement à satisfaire de mauvaises et honteuses passions qu’à développer les facultés intellectuelles et morales qui devraient être la source unique de ses plaisirs et de son bonheur !

Le 11 septembre 1852, le temps paraissant assuré pour le lendemain, je résolus de tenter l’escalade de la plus haute sommité de la chaîne des Alpes dauphinoises qui dominent la rive gauche de l’Isère. Cette sommité — on ne la voit pas de Grenoble, — se nomme le pic de Belledonne. La carte du dépôt de la guerre, dont j’avais eu la précaution de me munir, lui donne une élévation totale de deux mille neuf cent quatre-vingt-un mètres. C’était tout ce que je savais. Vainement j’avais feuilleté et refeuilleté le petit nombre d’ouvrages publiés soit à Paris, soit à Grenoble, sur le Dauphiné. Aucun d’eux ne consacrait une seule ligne à cette montagne. Seulement, un botaniste qui ne l’avait pas gravie, mais qui s’était aventuré jusqu’à sa base, m’avait appris que l’ascension de Belledonne était possible. Je devais aller coucher au village de Revel, où je trouverais un guide nommé Marquet.

Vers quatre heures de l’après-midi je partis donc pour Revel avec un jeune compagnon qui désirait tenter aussi l’aventure. Nous remontâmes jusqu’à Domène la rive gauche de l’Isère, dans la célèbre vallée du Graisivaudan, si belle à cette époque de l’année, mais trop infectée par les mares pestilentielles où rouit le chanvre. Aussi hâtions-nous le pas pour fuir l’odeur désagréable et malsaine qui nous poursuivait depuis notre départ de Grenoble, et, malgré les admirables paysages que nous offraient incessamment les deux versants de la grande vallée, nous vîmes s’ouvrir avec plaisir, à Domène, le vallon latéral que nous devions remonter.

De ce vallon sort un torrent qui descend du lac Robert et d’autres petits lacs supérieurs. L’entrée en est étroite et boisée. Au lieu de s’engager dans cette gorge pittoresque, le chemin s’élève en zigzags au-dessus de la rive droite. À chaque contour on découvre de plus beaux points de vue sur la vallée du Graisivaudan. Quand on a gravi ce premier escarpement, on se trouve dans une grande vallée aux pentes fortement inclinées, parsemée de bois et de cultures variées, dominée par un cirque immense de montagnes dentelées qui relie Chanrousse à Belledonne. Le premier plan est charmant. Sur un promontoire de rochers, à la base duquel le torrent creuse incessamment son lit encaissé, apparaissent au milieu d’un bouquet d’arbres les ruines d’un vieux château. Mais nous étions trop pressés d’arriver au village que nous voyions à une petite distance pour aller explorer le manoir de Revel.

Le guide qui nous avait été indiqué, M. Marquet, était heureusement chez lui, lorsque nous nous présentâmes à son débit de tabac. Je le trouvai, au premier abord, intelligent, complaisant et grand amateur de courses alpestres. Il paraissait aimer avec passion ses montagnes ; plusieurs fois déjà il était monté au sommet du Belledonne. Le temps, complétement au beau, ne devait nous inspirer aucune inquiétude pour le lendemain. En conséquence, nos petites conventions furent bientôt réglées, à notre satisfaction commune. Nous partirions à trois heures du matin, afin d’arriver à la cime avant dix heures. Restait cependant une question importante à résoudre : où pourrions-nous trouver à diner, un gîte pour la nuit et des provisions pour notre expédition.

Le village de Revel, situé à quinze kilomètres seulement de Grenoble et peuplé de plus de neuf cents habitants, ne possède aucune auberge. Quand on veut y coucher, il faut demander l’hospitalité au boulanger, M. Belot,