Page:Le Tour du monde - 02.djvu/379

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quelques hameaux, et la vallée de l’Oisans ; mais, ce que j’admirais surtout, parce que ce grand et magnifique spectacle était complétement inattendu, c’étaient les glaciers des Grandes Rousses qui nous faisaient face quand nous nous retournions du côté de l’est ou du sud-est. Leur étendue m’étonnait ; rarement, même en Suisse, j’avais eu sous les yeux une masse aussi imposante de glaciers. Plus au sud, le massif du Pelvoux, non moins richement couvert de neiges et de glaces éternelles, attirait et retenait également notre attention. Enfin, en continuant à nous tourner du sud à l’ouest, nous cherchions et nous parvenions à distinguer, au milieu d’un monde de montagnes inconnues, Taillefer, le Mont-Aurousse, l’Obiou, le Mont-Aiguille à la forme si caractéristique (voir la gravure de la page 380), le Grand Veymont, la Moucherolle, le massif de Saint-Nizier, les chaînes de l’Ardèche, du Vivarais, du Forez…

Oui, l’homme est trop petit, ce spectacle l’écrase ;
Il sent, dans les transports de sa première extase,
Il sent, danSa raison s’égarer.
En vain il veut parler, sa voix tremblante expire ;
Ébloui, haletant, il regarde, il admire,
Il sent danEt se prend à pleurer.


II

Le Dauphiné.

L’ascension de Belledonne est donc, comme le récit qui précède essaye de le prouver, l’une des courses les plus intéressantes que les touristes puissent entreprendre dans toute la chaîne des Alpes. Sans aucun danger, facile même, elle montre les hautes montagnes sous tous leurs aspects, depuis la région des vignes jusqu’à celle des neiges éternelles, avec leurs climats de la Provence et de la Sibérie, leurs cultures aussi variées que leurs climats, leurs forêts d’essences diverses, leurs pâturages d’été, leurs rochers sillonnés par la foudre, leurs torrents impétueux, leurs lacs suspendus au-dessus des abîmes, leurs solitudes glacées. C’est là un tableau complet, d’autant plus admirable qu’un très-petit nombre de pics offrent un panorama aussi étendu et aussi beau. Cependant l’ascension de Belledonne était bien rarement faite à l’époque où je résolus de la tenter ; aucun ouvrage publié, soit à Paris, soit dans le Dauphiné, ne la recommandait ou ne l’indiquait, et les voyageurs qui allaient de Grenoble à Chambéry, ignoraient même, en traversant la vallée du Graisivaudan, le nom de cette remarquable montagne ; ils couraient où court toujours la foule, qui n’aime pas les aventures nouvelles, aux pics de la Savoie ou de la Suisse, dont la réputation était déjà plus qu’européenne. Depuis 1853, il est vrai, grâce surtout à MM. Maisonville, l’intelligent éditeur de la Revue des Alpes, et Antonin Macé, professeur d’histoire à la faculté des lettres de Grenoble[1], Belledonne, enfin mieux connue, est plus souvent visitée ; mais sa renommée n’a guère dépassé les limites de la province dont elle sera toujours l’une des principales merveilles. Le Righi, ou telle autre montagne de la Suisse, est au contraire aussi célèbre sur les bords du Mississipi, de l’Amazone, du Gange ou du Volga, que sur les rives de la Tamise ou de la Seine.

Je visitais un jour l’établissement thermal de la Motte sous la conduite d’un vieux médecin qui se montrait fort peu satisfait des impressions que trahissaient ma physionomie et mon langage. Son mécontentement était tel qu’il était prêt à dépasser les bornes de la politesse.

« Mais enfin, monsieur, me criait-il aux oreilles d’un ton aigre et ironique dont le sens caché ne m’échappait pas, comment voulez-vous juger notre vallée en vous bornant à la traverser ? Il faudrait pour la connaître y passer au moins huit jours… Ce pays-ci, monsieur, ajouta-t-il (en donnant à sa voix un accent qui signifiait, je le compris fort bien : Vous êtes un sot, en trois lettres, mon fils), ce pays-ci est bien plus beau que la Suisse.

— Connaissez-vous la Suisse ? lui répondis-je avec le plus grand calme.

— Non, monsieur, mais… »

Il allait continuer, je l’interrompis.

« Il n’y a pas de mais, toute discussion serait inutile entre nous. J’ai fait, moi, de nombreux voyages en Suisse et j’ai sur vous l’immense avantage de juger par comparaison. La Suisse, croyez-moi, est plus belle que votre beau pays. »

Il n’en crut rien ; mais, le saluant le plus poliment que je pus, je l’abandonnai à ses folles illusions.

Non, le Dauphiné n’est pas aussi beau que la Suisse, car aucune région du globe ne peut rivaliser avec ce petit coin de terre où la nature semble avoir pris plaisir à réunir toutes ses plus surprenantes beautés, mais le Dauphiné est la plus belle partie de la France ; il l’emporte de beaucoup sur le Jura et sur les Pyrénées, il l’emporte même sur l’Auvergne et le Velay qui ont cependant un caractère plus accentué, plus original, plus saisissant. Il possède une grande vallée et des gorges que la Suisse elle-même pourrait lui envier ; quelques-uns de ses glaciers étonnent par leur magnificence et par leur étendue les touristes qui reviennent de l’Oberland bernois ou de Chamonix. Si les versants de ses montagnes sont parfois trop arides, trop dépouillés, les forêts qu’ils ont heureusement conservées peuvent encore montrer des arbres merveilleux de force, d’élévation, de couleur ; il donne naissance à de grandes rivières dont les affluents forment dans leurs vallées d’admirables cascades ; ses eaux minérales guérissent ou soulagent un nombre considérable de maladies ; le poisson et le gibier y abondent ; son sol recèle des mines qui enrichiront un jour une population plus industrieuse et plus éclairée ; ses principales sommités présentent à ceux qui les gravissent d’immenses et splendides panoramas ; son ciel a parfois déjà les teintes chaudes de latitudes plus méridionales ; enfin sa plus haute cime, voisine du Pelvoux, le point culminant de la France entière, atteint quatre mille cent mètres au-dessus du niveau de la mer.

  1. Excursion dans les environs de Grenoble : le pic de Belledonne. Grenoble, 1858. 1 vol. in-18 de 100 pages. 1 fr. 25 c.