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cable que les chèvres hésiteraient à y passer. D’ailleurs, aucun pont ne réunit les deux rives du Furon et du torrent qui sort des Cuves. Des enfants vous apportent, il est vrai, des planches qu’ils jettent devant vous sur les cours d’eau, mais ces planches sont étroites, mal consolidées, humides, glissantes ; il est presque dangereux de s’y aventurer. La belle cascade du Furon reste invisible pour ceux qui ne risquent pas leur vie sur le sentier de la rive gauche. Personne à Sassenage n’a eu l’esprit et la prévoyance de couper les branches des arbustes qui la dérobent aux regards. Nulle part, en Europe, on ne trouverait, en vérité, des populations et des administrations plus insouciantes. J’ai raconté, peut-être un peu trop longuement, mon ascension de Belledonne, mais les détails dans lesquels je suis entré avaient pour but de montrer combien il est pénible, impossible même de voyager actuellement encore dans le Dauphiné. En effet, on y manque de livres, de moyens de transport, de guides, d’auberges, de mulets, de provisions, de propreté, en un mot, de tout ce que l’on trouve surabondamment en Suisse, et même dans certaines parties de la Savoie et des Pyrénées.

Les livres ne tarderont pas à venir. Ils sont déjà venus, grâce aux chemins de fer. Les publications à l’usage des voyageurs, si rares autrefois, abondent déjà aujourd’hui. La Revue des Alpes, fondée par M. Maisonville, imprimeur libraire, l’Écho du Dauphiné et du Vivarais, publié par M. Merle, et qui se décidera bientôt à s’occuper des deux belles provinces dont il a pris les noms pour se faire un titre, les excellents itinéraires de M. Antonin Macé[1], les guides aux Sept-Laux et à la Grande Chartreuse de M. Jules Taulier, les travaux géologiques de M. Lory, les remarquables monographies de MM. Aristide Albert et Roussillon sur l’Oisans, ont déjà appelé l’attention publique sur les principales curiosités du Dauphiné. Les belles photographies de M. Baldus, de Paris, et de MM. Muzet et Bajat, de Grenoble, ont produit des résultats aussi heureux pour les contrées qu’elles reproduisent que pour leurs habiles et consciencieux éditeurs. Enfin, en attendant la publication de l’Itinéraire du Dauphiné et des Alpes maritimes, pour lequel je me suis assuré la collaboration de MM. Élisée Reclus et A. Muston, j’ai obtenu de MM. le directeur et les éditeurs du Tour du Monde trois livraisons de cette belle et intéressante publication afin de faire connaître à leurs nombreux abonnés ou souscripteurs les régions les plus rarement explorées ou les moins souvent décrites des départements de l’Isère et de la Drôme.

Toutefois la publicité ne suffira pas pour attirer dans ce beau pays les armées de touristes qui partent chaque année de toutes les capitales du monde civilisé et vont envahir la Savoie, la Suisse, les Pyrénées. Il faut absolument que la population se décide à tenter quelques efforts d’amabilité, de politesse et surtout de propreté en faveur des étrangers. Les dépenses matérielles resteront peut-être improductives pendant une assez longue période, mais peu à peu, les pertes seront couvertes et les bénéfices augmenteront chaque année. Toute la question est là. Les voyageurs s’empresseront d’accourir dans le Dauphiné dès qu’ils seront certains d’y trouver ce qu’ils vont chercher ailleurs : bon souper et bon gîte. Si j’avais eu l’honneur d’être directeur de la compagnie des chemins de fer du Dauphiné, j’aurais immédiatement convoqué tous mes actionnaires et je leur aurais tenu à peu près ce langage : « Messieurs, autorisez-moi à construire à vos frais vingt hôtels modestes, confortables, propres, aux prix modérés, dans vingt localités désignées par une commission spéciale, puis, les constructions achevées, les cuisiniers à leurs fourneaux, les sommeliers à leur poste, — sans habit noir et sans cravate blanche, — j’annoncerai au monde entier cette grande nouvelle par toutes les voies de la publicité, et je vous promets que vos recettes ne tarderont pas à s’augmenter dans une proportion qui vous étonnera. » Et si, au lieu d’être directeur, j’avais eu la chance d’être simplement actionnaire, j’aurais battu des mains à une semblable proposition et voté avec enthousiasme des remercîments au directeur qui aurait eu l’heureuse idée de me la soumettre.

Aujourd’hui rien n’est encore fait, sauf, je le répète, quelques bons livres de MM. Antonin Macé, Lory, Taulier, A. Albert, Roussillon, etc. Les auberges manquent presque partout ; les guides sont rares, les voitures publiques impossibles, les chemins souvent impraticables, les habitants peu empressés. Qu’importent cependant toutes ces petites misères de la vie humaine aux touristes qui aiment la grande et belle nature des Alpes, si leur âge et leur santé leur permettent de braver tous les ennuis, de surmonter toutes les difficultés : qu’ils aillent donc visiter le Dauphiné ; ils y seront amplement récompensés de leurs privations et de leurs fatigues ; ils auront en outre la satisfaction d’y faire de véritables découvertes. Certaines régions de notre belle France n’ont encore été explorées par aucun voyageur, décrites dans aucun livre. Le massif de la Grande Chartreuse lui-même, si rapproché de Grenoble, n’est fréquenté que sur deux ou trois points. Les massifs du Villard-de-Lans, de Belledonne, des Grandes Rousses, du Pelvoux, du Devoluy, et tant d’autres dont l’énumération serait trop longue, attendent encore leur de Saussure. Je n’ai pas la prétention d’indiquer ici aux voyageurs futurs toutes les vallées, toutes les montagnes, tous les passages du Dauphiné qui me semblent vraiment dignes d’une exploration ; je veux seulement, pour piquer leur curiosité, dans leur intérêt, leur montrer, avec l’aide du crayon de M. A. Muston et de nos plus habiles artistes, Français, Karl Girardet, Daubigny, etc., quelques-unes de ses curiosités naturelles les plus pittoresques et les moins connues.


III

Les Goulets.

Du sommet de Belledonne transportons-nous à Pont-en-Royans, à l’entrée des Goulets. La course est un peu

  1. Le Pic de Belledonne, les Montagnes de Saint-Nizier, le Dauphiné et la Maurienne, les Chemins de fer du Dauphiné. In-18. Chez M. Maisonville.