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À l’époque où les moines l’habitaient, ils y jouissaient de la société des lynx et des aigles qui y prospéraient. également. Le dernier lynx a été tué en 1820, mais les aigles y sont encore nombreux. Ces oiseaux de proie y déploient une habileté qui dénote une certaine intelligence. Comme ils ne se sentent pas assez forts pour enlever des moutons vivants, ils se précipitent sur ceux qui paissent au bord d’un rocher, les frappent à coups d’ailes, les effrayent de leurs cris et les font tomber dans les précipices où ils peuvent dépecer en paix leurs cadavres sanglants. Quant aux renards, qui sont moins faciles à surprendre et à épouvanter, ils les saisissent avec leurs serres, les emportent à une grande hauteur, et les laissent tomber sur le rocher le plus escarpé et le plus aigu de la forêt. Si leur victime ne meurt pas de la première chute, ils recommencent l’opération et la continuent ainsi jusqu’à ce qu’elle réussisse, car ils ont grand’peur de la morsure des renards blessés.

Poët-Cellard. — Dessin de Karl Girardet d’après M. A. Muston.

Dès qu’on a atteint à peu près le milieu de cet étrange bassin, on voit s’entrouvrir à droite les rochers qui le forment, sur l’un des points où ils sont le plus élevés. La route s’engage avec le ruisseau dans cette profonde fissure appelée le Pas de Saou. En en sortant on se trouve dans une petite vallée, couverte de prairies où ne croît aucun arbre, ou nulle habitation ne s’est construite, tant les vents qui s’y engouffrent dans les jours de tempête y soufflent avec violence. Ce désert a environ deux kilomètres de longueur. À son extrémité inférieure se montre le petit village de Saou, qui avec les hameaux voisins compte environ mille habitants. Un piton isolé le domine. Un château du seizième siècle, flanqué de tourelles, a été, comme l’abbaye, transformé en ferme…

Au delà de Saou, je pourrais aller visiter le Pas de Lestang, le vieux château de Poët-Cellar, Bourdeaux, dont notre dessinateur, M. A. Muston, l’auteur de l’Histoire des Vaudois, est l’un des ministres protestants (voir la gravure de la page 395) ; enfin la Gorge de Trente-Pas (voir la gravure de la page 400), etc. Mais il me faut retourner à Grenoble pour monter à la Grande Chartreuse.

Durant ce petit voyage à travers le département de la Drôme, je ne me suis occupé que de la nature ; jamais je n’ai parlé des habitants. La raison de mon silence est bien simple : il n’y a rien à en dire. Les paysans drômois ressemblent aux paysans de tous nos départements, beaucoup trop nombreux, dont la population a perdu son originalité primitive. Ils n’ont aucun caractère physique qui leur soit propre ; leurs qualités ou leurs défauts, leurs vertus ou leurs vices ne se distinguent plus par aucun trait saillant ; leur costume est aussi vulgaire de forme et de couleurs que leur habitation. Enfin s’ils emploient encore entre eux un patois imagé et sonore :

Véci lou djoli mé di mai
Qui lous galans plantan lou mai,
N-en plantaré iun a ma mïo,
Saro plus iaut qui sa tiolino,