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possible à notre époque. Ne jugez pas les Chartreux de 1860 avec vos idées, vos sentiments et vos habitudes du onzième siècle. Les temps sont bien changés. D’ailleurs cette industrie était devenue, depuis la Révolution, une nécessité pour le couvent, car les moines furent alors dépouillés de toutes leurs propriétés. Ils ne possèdent plus aujourd’hui que de vastes bâtiments d’un entretien fort coûteux et d’un rapport complétement nul. Pour subvenir à toutes leurs dépenses, et plus encore pour secourir les malheureux qui ne sollicitent jamais en vain leur pitié, ils ont dû se créer des ressources : ils se sont faits liquoristes. Qui pourrait les en blâmer ? Ne croyez pas d’ailleurs qu’ils s’occupent eux-mêmes de la fabrication, de la vente et de l’expédition de leurs liqueurs. Ce sont des domestiques salariés qui sous la direction d’un frère, s’acquittent de tous ces soins matériels.

saint bruno. Tout ce que vous m’apprenez me semble trop extraordinaire. Mais, où va cette voiture remplie de jeunes gens et de jeunes femmes et qui paraît suivre le même chemin que nous ?

moi. À la Chartreuse.

saint bruno. À la Chartreuse !

moi. Cela vous étonne. Écoutez-moi. Le désert n’est plus le désert. De votre temps, le Guiers passait seul dans cette gorge étroite qu’il avait creusée entre ces deux murailles de rochers. Un jour les Chartreux se lassèrent de suivre les mauvais chemins que vous aviez découverts en cherchant la solitude où vous vous étiez établi pour la vie. Nombreux d’ailleurs, il leur fallait absolument, à moins de se laisser mourir de faim, s’ouvrir des voies de communication plus faciles avec le reste du monde. Au commencement du seizième siècle, le trente-troisième général de l’ordre, dom Le Roux, se décida à profiter de l’exemple que lui avait donné le torrent ; il fit tailler, à l’aide de la pioche et de la mine, dans l’un des rochers qui se dressaient à pic au-dessus du Guiers, un chemin praticable aux bêtes de somme ; mais il eut le soin de se réserver l’usage exclusif de ce chemin. Le désert était tout à la fois ouvert et fermé à la volonté des Chartreux. Une double porte fortifiée, gardée par un portier fidèle, en interdisait l’entrée aux indiscrets et aux malfaiteurs. Si ce premier passage avait été forcé, il y en avait un autre d’un accès encore plus difficile et mieux défendu — la porte de l’ŒIllette — qui mettait, de ce côté du moins, le couvent à l’abri de toute attaque ennemie ou de toute invasion curieuse. D’ailleurs, ce chemin était rude, escarpé, souvent impraticable par le mauvais temps et depuis longtemps ouvert à tout venant. Il y a quelques années, l’État, devenu en 1789 propriétaire de la majeure partie des forêts qui couvrent encore les montagnes voisines de la Grande-Chartreuse, l’État, dis-je, résolut de rendre ce mauvais chemin praticable aux voitures. Un de mes bons amis, un homme de talent et de cœur, alors inspecteur des forêts, aujourd’hui bénédictin à Solesmes, M. Eugène Viaud, fut chargé de cette tâche difficile dont il s’acquitta avec autant d’habileté que de goût, avant d’embrasser la vie monastique. Cette voie nouvelle, encore plus pittoresque que l’ancienne, ne devait dans le principe servir qu’au transport des bois exploités. Mais à peine fut-elle ouverte que des voitures publiques et privées s’y aventurèrent ; aujourd’hui des espèces d’omnibus font un service régulier entre Saint-Laurent-du-Pont et la Grande-Chartreuse. C’est une promenade dangereuse, parce que la route, trop roide encore à certains tournants, n’est pas bordée de garde-fous. De temps en temps une voiture roule dans l’abîme avec le cheval, le cocher et les voyageurs. N’importe, le lendemain la procession recommence de plus belle ; on est curieux de voir, outre le désert et le couvent, l’endroit où l’événement a eu lieu. Chaque jour, pendant la belle saison, des centaines de personnes des deux sexes montent à la Grande-Chartreuse à pied, à mulet ou en voiture. Les uns en redescendent le même jour, les autres y passent la nuit.

saint bruno. Où donc, monsieur ?

moi. Dans le couvent, mon révérend père. Vos descendants se sont toujours distingués par leur hospitalité. En tout temps ils ont bien accueilli les fidèles ou les simples curieux qui venaient leur rendre visite. Depuis que le tourisme (excusez-moi, c’est un mot moderne que vous ne devez pas comprendre) est devenu à la mode, le nombre de leurs hôtes s’est accru dans une telle proportion que souvent ils sont fort embarrassés pour les loger. Une nuit de cette année, ils ont pu donner des lits à deux cent cinquante individus. L’entrée du couvent reste interdite aux femmes ; elles dînent et couchent dans un bâtiment séparé habité par des religieuses. L’inconvénient grave de cette situation, c’est la nécessité où se voient aujourd’hui les Chartreux de recevoir indistinctement toutes les personnes qui se présentent à la porte du monastère. Or, parmi leurs innombrables visiteurs, se trouvent des individus indignes d’un tel honneur et qui en abusent ! En outre, quand les Chartreux, privés désormais de toutes leurs propriétés productives, ont, pour ne pas déroger à leurs nobles habitudes, résolu d’accorder l’hospitalité à tous les étrangers, quelles que fussent leur nationalité, leur condition, leur religion, leur profession, leur moralité, ils ont dû forcément leur demander au départ une certaine rétribution. Cette rétribution est assurément toujours trop faible, mais les voyageurs mal élevés qui la payent sans réflexion, ceux surtout qui n’auraient jamais dû entrer dans ce saint lieu, s’imaginent trop souvent être par cela seul autorisés à faire entendre, comme dans une auberge, des réclamations exagérées ou des plaintes ridicules…

saint bruno. Aucun étranger ne devrait pénétrer dans le couvent, ni le jour ni la nuit.

moi. y pensez-vous, mon révérend père ? Vous seriez actuellement à la tête de l’ordre que vous ne pourriez mettre ce principe en pratique. Vous refuseriez de recevoir, je le veux bien, les simples touristes qui viendraient seulement admirer les sévères beautés de la solitude où jadis vous avez dit au monde un adieu éternel ; mais repousseriez-vous les fidèles dont les âmes souffrantes ou troublées auraient besoin de vos consola-