Page:Le Tour du monde - 02.djvu/403

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combe noire semblable à une fissure et que l’on croirait à peine éloignée d’un jet de pierre. Un jour, accompagné de quelques amis, j’eus le bonheur de voir ce beau panorama du haut du col de l’Infernet, situé en face même des plus hauts sommets de l’Oisans. Derrière nous ce n’était qu’une mer de brouillards et de pluie roulant ses flots gris sur les plateaux, les vallées et les montagnes ; à nos pieds, une lumière éblouissante éclairait de rares champs de neige écroulés dans un cirque, dorait une colline herbeuse qui jaillit du fond de l’abîme comme un cône volcanique, et lançait même quelques rayons incertains dans le gouffre noir de la combe de Malaval ; au delà, les brouillards cachaient le ciel jusque près du zénith et reposaient encore sur toutes les cimes du Pelvoux : on ne voyait que des champs de glace aux reflets de plomb, semblables à des pans de nuages, et les bases noirâtres des montagnes où croissent à grand-peine quelques sapins rabougris. Mais, par degrés, le vaste rideau de vapeurs remonta ; çà et là de larges trouées s’ouvrirent dans sa surface amincie ; le vent le déchira lambeau par lambeau et en éparpilla les débris dans l’air bleu où ils disparurent lentement ; puis les nuages s’amoindrissant toujours et rampant en longues traînées sur les arêtes vives des contre-forts, battirent en retraite devant l’implacable soleil, s’enroulèrent autour des hautes cimes, ou bien s’étendirent comme de l’argent mat sur le métal éblouissant des névés. Toutes les glaces se montraient dans leur splendeur : au centre brillaient les trois glaciers de la Grave, blanches cataractes aux vagues soulevées par de longues arêtes et des rochers aigus ; çà et là, sur les escarpements, on voyait les tranches bleuâtres de la glace d’où se détachent parfois des pans énormes, cristaux de cinquante mètres qui tombent d’un jet du sommet des rocs, roulent avec un bruit tonnant plus fort que celui de l’artillerie, et s’écrasent au milieu des pâturages en longues coulées d’une blancheur éclatante. Au delà des dômes arrondis qui limitent les champs de glace apparaissaient au loin quelques cimes du Pelvoux, tandis qu’au-dessus des neiges, des roches et des cimes, trônait éternelle et splendide la pyramide de l’Aiguille du Midi, ceinte d’un léger brouillard qui lui faisait une auréole lumineuse et fondait ainsi ses lignes superbes avec l’azur trop cru du ciel.

Les voyageurs qui désirent se rendre directement de la Grave dans la vallée du Vénéon, ouverte au centre même du massif du Pelvoux, peuvent, s’ils ont le pied montagnard, gravir les escarpements que couronne l’Aiguille du Midi, et traverser le vaste glacier du Lac, semblable à un amphithéâtre romain aux gradins concentriques. Du haut d’un dôme de glace, qui s’arrondit à trois mille six cent soixante-treize mètres au-dessus du niveau de la mer, ils verront d’un regard tout le massif des monts d’Oisans, vaste champ de neige troué de pics et dominé par la Barre des Escrins, point culminant des Alpes dauphinoises ; en se retournant vers le nord, ils verront aussi, par delà les deux chaînes de Maurienne, le Mont-Blanc qui se dresse avec ses aiguilles et ses glaciers comme une île escarpée au milieu d’une mer de vapeurs. Le spectacle de ces deux géants des Alpes est vraiment grandiose ; mais les dangers de l’excursion ne doivent pas être bravés de gaieté de cœur, et le touriste prudent se gardera de tenter les crevasses du glacier du Lac, les ardoisières de Saint-Christophe, les moraines de la Selle et les défilés du Diable, qui mènent dans la vallée du Vénéon. Il vaut mieux, comme les montagnards eux-mêmes, suivre la grande route qui passe au fond de la combe de Malaval, le long du cours de la Romanche, gravir la colline escarpée du Mont-de-Lans, et redescendre au charmant village de Vénosc par l’alpe du Mont-de-Lans, pâturage dont le célèbre Linné connaissait déjà les plantes rares ; c’est à la beauté de ce pâturage que les habitants de Vénosc doivent indirectement leur prospérité. Souvent visités par des botanistes, ils sont devenus botanistes eux-mêmes, et chaque année, dans leurs émigrations périodiques, ils vont exercer le commerce des plantes alpines dans toutes les parties de la France, en Italie, en Angleterre, et même jusqu’en Russie et en Amérique ; de retour dans leurs montagnes, ils apportent avec eux l’aisance ou même la fortune.

Vénosc éparpille ses maisons blanches et roses sur des croupes mollement arrondies, qui s’abaissent d’étage en étage jusqu’aux bords du Vénéon. L’ensemble de la vallée offre un charmant tableau : les habitations sont à demi cachées sous le branchage des grands noyers ; le Vénéon, aux eaux d’un bleu pâle comme les glaciers qui les ont produites, bondit de pierre en pierre entre deux berges fleuries ; le ruisseau de la Muzelle descend en cascade d’un charmant vallon de prairies et plonge dans une forêt de sapins : au loin on aperçoit des neiges et le cirque de pâturages au fond duquel se cache le lac de Lauvitel. Mais a peine a-t-on marché pendant quelques minutes en remontant le cours du Vénéon que le paysage change tout à coup de caractère : on vient d’entrer dans le clapier de Saint-Christophe. Toute trace de végétation a disparu ; on ne voit plus que blocs entassés en désordre, semblables à des tours, à des pans de murailles, aux ruines d’une Babel gigantesque ; les sommets des montagnes disparaissent eux-mêmes derrière l’accumulation de ces débris énormes ; on entend mugir le Vénéon à une grande profondeur sous l’amas des rochers écroulés ; çà et là brille à travers une ouverture étroite l’écume blanchissante du torrent. Les blocs semblent se tenir debout en vertu d’un équilibre impossible ; on se croirait au milieu du chaos d’une nature insurgée contre ses propres lois et l’on tremble presque en suivant l’humble sentier qui serpente à la base des rochers, se glisse dans leurs interstices, s’attache à leurs anfractuosités, et passe sous leurs voûtes hardies.

Pour saisir d’un coup d’œil l’ensemble du chaos et se faire une idée du gigantesque écroulement, le voyageur qui peut disposer de quelques heures de loisir fera bien de gravir à la suite des chèvres les escarpements du Diable qui dresse en face ses assises d’ardoise rayées de noir et de gris. En s’aidant des pieds et des mains pour monter les degrés inégaux du roc, puis en suivant les passerelles vertigineuses suspendues au flanc de la