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également entouré de perfections éminentes, et que partout où paraît Votre Excellence on ne saurait s’étonner de voir aussitôt régner l’équilibre complet des choses et le dernier degré du bien. Cette proposition soulève encore plus d’assentiments, et ce serait malheur qu’elle ne fût pas appuyée par une citation de quelque poëte.

On peut se confondre en démonstrations d’humilité, et il n’y a pas d’inconvénient à le faire. Mais il est mieux de répliquer que le temps ne s’est vraiment mis au beau que du moment où votre hôte a accepté votre visite, que ce n’est donc pas votre fortune, mais bien la sienne qui montre ici son ascendant, et, d’autant mieux, qu’un peu souffrant en montant à cheval, vous ne l’avez pas plutôt aperçu que vous vous êtes trouvé admirablement bien. Là-dessus, profitant du brouhaha qui s’élève pour applaudir au tour que vous avez donné à la conversation, vous amenez une anecdote qui ne manque jamais de porter les heureuses dispositions de l’assemblée à son comble. Votre hôte vous serre la main avec gratitude, vous lui serrez les mains avec tendresse, puis le kalian, le thé, le café, les sorbets circulent.

Je ne veux pas absolument faire l’éloge de cette manière excessive de comprendre la politesse ; mais j’ai cru m’apercevoir que, spirituels comme sont les Persans, ils savaient facilement donner à tous ces compliments un peu exubérants une tournure qui allait à la plaisanterie ; que de proche en proche, de ce terrain d’exagération, il sortait assez souvent des saillies et des mots qui ne manquaient ni de finesse ni d’agrément, qu’à force de subtiliser sur des absurdités, on rencontrait parfois des choses très-spirituelles, et enfin que, dans les occasions et avec des gens qui rendaient difficile ou impossible un entretien raisonnable, toutes ces occasions-là étaient, en définitive, moins plates, beaucoup plus animées et plus gaies que la conversation qu’on appelle chez nous de la pluie et du beau temps, bien que le fond en soit le même. Le plus grand mérite consiste donc dans la broderie, toute extravagante qu’elle soit, et peut-être parce qu’elle l’est.

Je n’ai pas besoin d’ajouter qu’entre personnes qui ont quelque chose à se dire, ces formules se simplifient tout de suite ; cependant, même d’ami à ami l’extrême courtoisie subsiste toujours, et cela dans toutes les classes de la société. J’ai vu des portefaix et des paysans se parler avec des égards qui semblaient bizarres pour nous. Les nomades seuls s’en dispensent. Aussi les Tadjyks les considèrent-ils comme des gens grossiers et indignes de vivre. Mais, je le répète, si, dans une réunion d’amis qui s’assemblent pour se réjouir, on ne se fait pas de ces interminables compliments, celui qui vous parle est toujours votre esclave ; s’il a un bel habit ce jour-là, c’est toujours par l’effet de votre bonté, et s’il dit quelque chose qui plaise à la société, c’est par suite de votre miséricorde.


La peinture et la calligraphie persanes. — Les chansons royales. — Les conteurs d’histoires. — Les spectacles : drames historiques.

La peinture est extrêmement déchue en Perse. Le roi Mohammed-Schah avait envoyé à Rome un artiste pour qu’il s’introduisît dans les secrets et les procédés de l’art européen, que les Persans reconnaissent volontiers comme très-supérieur au leur. Malheureusement le choix de l’étudiant ne paraît pas avoir été heureux. Le peintre n’a été frappé de rien et n’a rien compris. Le seul résultat de son voyage a été de rapporter une copie de « la Vierge à la chaise » qui a fait fortune, et est aujourd’hui reproduite partout.

Depuis longtemps on copie des gravures et des lithographies européennes.

Les Persans ont un goût singulier qui tient en quelque sorte aux arts du dessin, et qu’ils poussent jusqu’à la frénésie : c’est celui des beaux modèles de calligraphie. On donne cinq cents francs et au delà pour une ligne de la main d’un maître ancien, comme Émyry le derviche ou d’autres. Mais Émyry est le plus célèbre. Les maîtres modernes se payent naturellement moins cher, et sont cependant fort admirés. Tout le monde, d’ailleurs, tombe d’accord qu’on n’écrit plus aujourd’hui avec la même perfection et la même élégance que dans les siècles passés. Le style a changé. J’ai vu faire des folies pour des œuvres anciennes, qui, en effet, étaient fort belles.

Les chansons jouissent d’une grande faveur, mais il faut qu’elles soient nouvelles, et les dernières connues ont surtout la vogue. Beaucoup sont satiriques et souvent politiques. Parmi celles qui ne traitent que des charmes de l’amour et du vin, un grand nombre a la plus auguste origine. Le roi, sa mère et les dames de l’endéroun royal en produisent sans cesse, qui sont aussitôt répétées dans le bazar et dans les autres endérouns. Mais si l’on change les paroles, il est rare que l’on fasse de nouveaux airs, et c’est pourquoi, au dire des personnes compétentes, la musique est entrée dans une phase de décadence. Peu de gens en savent la théorie, et on se contente d’apprendre par cœur certaines séries de chants qui permettent pleinement de se tenir au courant des nouveautés.

Dans toutes les rues, on rencontre des conteurs d’histoires ambulants. Autrefois, les cafés leur servaient surtout de théâtre, comme en Turquie. Mais les cafés, invention toute récente en Perse, ont été supprimés par l’Emyr-Nyzam, parce qu’on y parlait politique et qu’on y faisait trop d’opposition. Ils n’ont pas été rétablis depuis. Dans un emplacement assez vaste, près du Marché-Vert, on a construit une sorte de hangar en planches, ouvert de tous côtés et garni de gradins, de façon à pouvoir contenir deux ou trois cents personnes accroupies sur leurs talons. Au fond du hangar, s’étend une estrade. C’est là que depuis le matin jusqu’au soir se succèdent et les conteurs et les auditeurs. Les Mille et une Nuits sont considérées comme un recueil classique, fort beau assurément, mais vieilli. On leur préfère les Secrets de Hame, vaste collection en sept volumes in-folio, contenant les récits les plus bariolés, tous à la gloire des Imans. C’est la source ou l’on puise de préférence. Mais on recherche aussi beaucoup les anecdotes plaisantes, les répliques ingénieuses, les récits qui contiennent quelques mauvais propos sur les moullahs et les femmes, le tout entremêlé de vers et quelquefois de chant. La population