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« — Du chagrin ! dit-elle ; je suis dans la plus profonde affliction. Hélas ! enfin ! le monde doit finir un jour. »

« Et tournant son visage droit sur le mien, elle croisa ses mains. J’étais assis sur un sofa ; elle vint s’asseoir près de moi, croisant ses mains sur ses genoux et regardant le mur opposé.

« Oui, tout doit finir un jour pour nous tous, répondis-je. Mais pour vous, tout commence à peine.

« — Ceci est un bien méchant monde, et le plus tôt fini, le meilleur. Être ainsi traitée ! briser ainsi le cœur d’une jeune fille ! il est brisé, complétement brisé, je le sais bien. »

« Et en parlant ainsi, elle avait posé ses mains de façon à me laisser voir qu’elle n’avait pas oublié ses bagues.

« C’est donc l’amour qui vous tourmente ?

« — Non ! dit-elle brusquement, se tournant vers moi et plongeant ses yeux noirs dans les miens. Non, je ne l’aime pas un brin, — ni maintenant, ni jamais. Non, si je le voyais là suppliant… »

« Et elle frappa son petit pied par terre comme s’il y avait un cou imaginaire sous son talon.

« Mais vous l’avez aimé ?

« — Oui. »

« Ici elle se mit à parler très-doucement, en remuant gentiment sa tête.

« Je l’ai aimé, oh ! tant aimé ! Il était si beau, si charmant. Jamais je ne verrai un tel homme : des yeux, une bouche ! et puis un si beau nez ! C’était un juif, vous savez. »

« Je ne l’avais jamais su et je l’appris peut-être avec une légère surprise.

« C’était bien fait, n’est-ce pas ? Moi qui suis baptiste, vous savez. On m’a expulsée de la congrégation, je le sais bien. Mais je ne m’en souciais bien ! »

« Et elle se mit à frapper gentiment une de ses mains avec l’autre en souriant ; c’est une manie des femmes de couleur dans ce pays quand elles sont engagées dans une conversation agréable. À ce moment, je commençai à me sentir assez intime pour lui demander son nom.

« Joséphine est mon nom. Aimez-vous ce nom ?

« — Il est presque aussi joli que celle qui le porte.

« — Jolie ? non, je ne suis pas jolie. Si j’étais jolie il ne m’aurait pas laissée là. Il a promis à une autre de l’épouser ; mais peut-être la trompera-t-il aussi. »

« Il était facile de voir que cette idée ne lui déplaisait pas.

« Alors il vous reviendra ?

« — Oui, oui, et je lui cracherai à la figure. »

« Et dans la furie de son esprit, elle exécuta positivement le simulacre de sa vengeance.

« Je voudrais qu’il revînt, je m’assiérais ainsi et j’écouterais. »

« Et elle croisa ses mains et prit un air de calme dignité qui lui convenait fort.

« J’écouterais chaque mot, comme cela, jusqu’à ce qu’il eût fini, et puis je sourirais. »

« Et elle sourit.

« Et puis il m’offrirait sa main. »

« Et elle étendit la sienne.

« Et puis je lui cracherais à la figure et tournerais le dos. »

« Et se levant majestueusement, elle sortit rapidement de la chambre.

« Comme elle fermait la porte derrière elle, je crus que l’entrevue était terminée, et que je ne reverrais plus ma jeune amie ; mais je me trompais. La porte fut bientôt rouverte, et elle se rassit à côté de moi.

« Votre cœur, lui dis-je, vous permettrait de faire de semblables choses, et à un homme qui a un si beau nez ? »

« — Oui ; je me mépriserais maintenant, si je le reprenais, fût-il encore plus beau. Mais je suis sûre d’une chose, je n’aimerai jamais aucun autre, jamais. Il dansait si bien ! »


La toilette des négresses. — Avenir des mulâtres.

Le goût de la parure est, comme on sait, très-développé dans la race noire. Il n’y a rien de plus étonnant que le costume des femmes : « Il est impossible de leur refuser, dit M. Trollope, beaucoup de goût et une grande faculté d’assimilation. En Angleterre, parmi nos femmes de chambre et même nos filles des champs, la crinoline, les fleurs artificielles, les longues tailles, les manches flottantes, sont devenues communes ; mais elles ne les portent pas comme si elles y étaient habituées. Elles ont généralement dans leurs habits de dimanche quelque chose d’emprunté. Chez les négresses, rien de pareil. D’abord elles ne connaissent pas la honte ; ensuite, elles ont généralement de belles proportions et savent les faire valoir. Leurs costumes, les jours de fête et les dimanches, sont assurément merveilleux. Elles ne se contentent pas de calicots imprimés : il leur faut des mousselines et des soies légères, je ne sais à combien le mètre. Elles portent des robes d’une énorme ampleur. On peut voir, par un dimanche matin, trois dames occuper toute la largeur d’une rue qui, le jour précédent, frottaient de la vaisselle ou portaient des pois sur leur tête dans la ville. Cela ne les empêche pas de se promener dans leur belle toilette comme si elles n’avaient porté rien d’autre depuis l’enfance.

« Un dimanche soir, j’étais très-loin dans la campagne, à cheval, avec un planteur, qui me promenait dans sa propriété ; je vis passer une jeune fille qui s’en revenait à pied de l’église. Elle était, des pieds à la tête, vêtue de blanc. Elle avait des gants et tenait un parasol ouvert. Son chapeau de paille était aussi clair, orné de dentelles blanches. Elle marchait avec une majesté digne d’un tel costume ; par derrière venait sa suivante portant le livre de prières de la jeune personne sur la tête. Une négresse porte tout sur la tête, depuis la cruche remplie d’eau qui pèse cent livres jusqu’à une bouteille de pharmacien.

« Quand nous arrivâmes près d’elle elle se retourna et nous salua. Elle salua, car elle reconnut son maître, mais avec beaucoup de dignité, car elle avait conscience de sa