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dessus que couvertures et sacs de voyage forment un lit sinon moelleux, du moins assez supportable.

En Norvége, où le voyage en barque est si usuel qu’à chaque relais de terre (landskyde) correspond presque toujours un relais d’eau (vandskyde), pour le lac, la rivière ou le golfe voisin, il n’y a pas d’autre manière de s’arranger. Si vous voulez apporter de la variété dans les différentes positions du corps et sortir d’une horizontalité fastidieuse, les rameurs vous rappellent à l’ordre, sous prétexte que la charge n’est plus équilibrée.

Le lac Tinn inaugure agréablement ce genre de voyage ; il a sa physionomie spéciale qui ne manque pas de grandeur. Enfermé entre deux murailles de granit de deux mille pieds de haut, sa nappe tranquille éclairée par le pâle soleil de dix heures du soir, se dore des tons les plus fantastiques ; quelques îles de pins détachent leurs sombres silhouettes sur l’horizon étincelant ; tandis que sur les bords quelques petites maisons de pêcheurs, accessibles seulement aux barques, se cachent dans les recoins de la montagne. Nos rameurs viennent aborder à une de ces cabanes ; un homme et une femme en sortent pour nous offrir des hores[1].

Cependant la nuit, ou ce qu’on est convenu d’appeler ainsi en Norvége, commence à tomber sur le lac : le silence devient encore plus profond et on n’entend plus que le choc des sapins fottés qui se rencontrent çà et là sur l’eau. À onze heures nous arrivons à Haakenœs, cap qui sépare le Tinn du Vestfjor, son bras occidental. Le maître de poste voudrait bien nous retenir chez lui, mais la nuit est si belle que nous préférons poursuivre notre excursion. La barque traverse le Vestfjord et à onze heures nous débarquions au pied de la petite église de Mœl : deux de nos bateliers prennent nos sacs sur leur dos, le troisième reste pour garder la barque, et nous entrons dans la vallée de Vestfjordal, formée par la continuation des rives du Westfjord est occupée par le cours impétueux du Maan.

Rien de calme et de lumineux comme les nuits d’été dans ces montagnes : le soleil, qui quitte à peine la cime neigeuse du Gausta, effleure en ce moment la pente nord-ouest, et dans une heure il sera venu blanchir le versant oriental. Tout le reste de la vallée est noyé dans l’ombre, mais dans une ombre transparente qui laisse aux objets toute leur forme et en poétise les contours. Le fleuve gronde à droite derrière les bouleaux, et ses vagues argentées semblent éclairer la route de blancs reflets dès qu’elle vient côtoyer les rives.

Église d’Hitterdal (voy. p.78). — Dessin de Wormser.

Nous voulions, la nuit même, atteindre Dal, la ferme la plus importante et comme le cœur du pays ; de Mœl à Dal il y a quatorze ou quinze kilomètres : à une heure du matin, après une véritable promenade dans cette magnifique vallée, nous frappions à la porte d’un gaard, et une grosse fille, éveillée en sursaut, nous ouvrait une chambre assez grande, ornée de deux lits antiques ; et dans le Nord, où les auberges des villes n’ont jamais que des canapés couverts d’une mince couchette, les alcôves peintes des paysans sont de vraies bonnes fortunes.

Dal peut servir de centre à un grand nombre d’excursions : il se trouve à portée des sites les plus célèbres du haut Télémark, et partant est visité chaque année par un certain nombre d’étudiants de Christiania ou de touristes britanniques. M. Bayard Taylor, le spirituel voyageur américain, le seul homme qui ait consciencieusement parlé du caractère norvégien, y a passé en 1856. Il en fait une peinture charmante.

Il faudrait, pour bien jouir de la beauté hors ligne du Vestfjordal, se fixer à Dal trois ou quatre jours : on pourrait au bout de vingt-quatre heures se procurer les chevaux[2] que nous n’avons pas eu le temps d’attendre, et faire sans fatigue l’excursion du Rjukan. Au retour

  1. Le höre est une sorte de saumon qui habite les lacs et ne va point à la mer.
  2. En été les chevaux norvégiens errent en liberté sur les fjelds déserts du plateau supérieur.