Page:Le Tour du monde - 02.djvu/93

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Au fond, du côté du Vöringfoss, la vallée est complétement fermée : une pente abrupte part du torrent et monte au fjeld, se creusant en une sorte de puits énorme ; à gauche d’une fissure perpendiculaire, qui semble la trace d’un glaive géant dans ces murailles immuables, sort le torrent ; c’est par là, à quelques pas, qu’est le Vöringfoss.

Nous voudrions y pénétrer, mais notre guide s’y refuse, prétendant qu’il n’y a point de chemin[1].

L’habitude du pays étant de monter sur le plateau supérieur pour aller voir la chute d’en haut, il faut en passer par là et gravir cet escalier monstrueux formé d’un lacet à tournants brusques. À mi-chemin de la hauteur se balancent de gros nuages ; il faut les atteindre et les dépasser. La seule distraction en pareil cas, quand on a forcément le visage tourné vers l’intérieur du puits d’où l’on cherche à sortir, est de compter les marches et de vérifier les assertions locales, tout compte fait, il y en a mille sept cent cinquante. En deux heures d’une vigoureuse ascension on arrive au haut. Eh bien ! ce qu’il y a de plus étonnant, c’est qu’on fait faire aux chevaux du pays, et, qui pis est, leur changement sur le dos, cette montée ou cette descente horrible. Au haut du fjeld nous avisons un bonhomme avec son cheval chargé de foin ; la malheureuse bête, qui connaît de quel supplice va être pour elle la descente, quitte à chaque instant le sentier pour remonter d’un bond au fjeld ; le bonhomme la reprend patiemment par la bride et finit par l’entraîner assez bas pour qu’elle ne puisse remonter, elle ne proteste plus alors que par de petits hennissements douloureux.

Il ne faut pas croire qu’après avoir escaladé l’escalier, on soit arrivé au Vöringfoss ; devant vous s’étend une plaine immense bordée à l’horizon par les hauts fjelds du Jökul ; plus près on voit serpenter le fleuve qui se précipitera de neuf cents pieds au moins dans l’Heimdal.

Femme du Sogn (voy. p. 88). — Dessin de Pelcoq d’après une photographie.

Quant à la chute elle-même, un gros nuage, qui, à deux lieues de là, se balance au flanc d’une montagne, en indique la place précise. Des détritus séculaires de brimbelles, de rubus, de bouleaux nains, ont formé sur les roches du plateau une sorte de terre noirâtre, toute couverte de petites plantes : le linnea borealis, les rubus arcticus et paludosus, et des fleurs charmantes du Kroltebœer. Les eaux, en entraînant de larges morceaux de ce sol spongieux, ont mis à nu les roches, qui apparaissent çà et là par larges taches blanches. Dans les fonds se sont formées de véritables tourbières, où la marche est à chaque instant retardée. Aussi n’est-ce qu’au bout de deux heures qu’on arrive en vue du torrent ; quant à la chute, on l’entend, on en voit la fumée, mais il faut toute l’expérience du guide pour vous amener, dans le dédale des bouleaux nains qui couvrent les rives, à une pierre surplombante, seul endroit d’où l’on puisse voir la chute. Le torrent, qui jusque-là coule sur le plateau, trouve tout à coup la fissure perpendiculaire qui s’ouvre en bas sur le fond de l’Heimdal, et s’y précipite d’un seul bond. La rive gauche du précipice est au niveau du fjeld ; la rive droite, qui fait face au spectateur, est de cinq cents pieds plus haute. De là roule une chute d’un moindre volume, qui, arrivée au niveau d’où s’élance le Vöringfoss, y est absorbée. La vitesse commune semble s’accélérer encore après leur réunion.

Le Vöringfoss est peut-être plus puissant que le Rjukandfoss, mais l’œil et l’esprit sont moins satisfaits : on ne peut pas contempler celui-là pleinement comme on fait de celui-ci. Je dirai pourtant que le Vöringfoss, est entouré d’un cadre plus imposant que le Rjukandfoss. Le paysage, empreint d’une grandeur plus sauvage, produit sur l’esprit une impression singulière. La subite disparition de cet énorme volume d’eau, qui ne laisse de son passage d’autre trace qu’un nuage léger, a quelque chose qui parle à l’imagination et qu’on ne saurait oublier[2].

  1. Même aventure est arrivée à M. Bayard Taylor. Il est évident qu’à peu de frais on pourrait faire une route pour arriver par là au Vöringfoss, et que, dans l’état actuel du passage, des guides plus hardis que les lourds paysans du Hardanger frayeraient en quelques heures un sentier dangereux, mais praticable.
  2. À l’exposition des beaux-arts de Copenhague, en 1859, un peintre danois avait exposé une vue admirable du fjeld du Vöringfoss. Désespérant de rendre la chute dans toute sa puissance, il avait peint seulement la désolation du fjeld, les petits lacs sombres bordés de bouleaux, et l’horizon blanchâtre du désert, tandis qu’à gauche il laissait deviner l’énorme abîme du Vöringfoss au-dessus duquel planait un grand aigle de lac d’un effet saisissant.