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L’aspect de ce pays riche et cultivé, parsemé de nombreux villages, surprend d’abord des yeux habitués à la désolation des campagnes possédées par ces Turcs dont un proverbe a dit que là où ils posaient le pied la terre restait stérile pendant sept ans.

C’est que dans ce coin de terre s’est retiré un peuple actif et courageux, le peuple chrétien des Maronites.

Chacun des sommets qui, en s’échelonnant, forment le versant de la montagne, est couronné par un de leurs villages ou de leurs couvents. Les moines maronites, travailleurs assidus, fertilisent à la sueur de leur front un petit rayon de terre autour du couvent, comme le paysan autour du village, en sorte que tous ces petits rayons, en s’élargissant, ont fini par se rencontrer et couvrir la croupe de la montagne. Le premier travail a été rude et difficile ; il fallait soutenir chaque plant de vigne par une terrasse ; il fallait briser le rocher pour le remplacer par une terre meuble et fertile ; il fallait, en un mot, vaincre, à force de persistance, la rébellion d’un sol qui ne devait porter que des forêts de pins et de cèdres. Aussi rencontre-t-on à chaque pas, à côté du champ de blé, quelque monticule couvert de bruyères et semé de grands pins-parasols. La nature âpre et primitive de la montagne se fait jour à travers la robe de culture dont l’industrie de ses habitants l’a revêtue. Les vignes, les mûriers et les champs de blé ont envahi les pentes du Liban ; et la fertilité, chassée des plaines par le musulman vainqueur, semble avoir suivi le chrétien sur la montagne pour s’y défendre et s’y maintenir.

Le soleil venait de disparaître derrière les crêtes les plus élevées, le Nahr el Kelb au loin semblait un long ruban d’argent, et je voyais déjà se dresser le sombre rocher sur lequel est placé le couvent d’Antoura, collége de lazaristes où je devais passer la nuit. Nous pressâmes un peu l’allure de nos chevaux, et bientôt après nous tintions à la porte du couvent.

L’arrivée d’un voyageur, français surtout, est un événement dans le collége ; quelques-uns des pères lazaristes sont nos compatriotes et apprennent à leurs jeunes élèves maronites, outre l’arabe littéral, le français et l’italien, l’amour de la France, leur antique protectrice aux jours de la persécution.

Nous entrâmes dans une vaste cour plantée d’énormes orangers où j’abandonnai moukres et chevaux aux soins des frères lais ; les religieux me conduisirent de suite au réfectoire, où m’attirait une séduisante odeur de mouton rôti.

Après le repas en commun pendant lequel un enfant lut à haute voix quelques passages du discours sur l’histoire universelle de Bossuet, nous entrâmes dans la bibliothèque où devait s’achever ma soirée. Les bons pères m’avaient préparé sur une console une respectable bouteille de ce vin du Liban fameux dans le pays sous le nom de vin d’or ; c’est un vin parfaitement transparent, d’une belle couleur jaune et qui a quelques rapports avec le vin de Madère très-sec.

Un chibouque garni d’excellent tabac de Djebaïl me fut apporté par les soins d’un jeune élève qui me l’offrit avec un léger accent parisien, dont j’eus l’âme délicieusement remuée.

Comprenez, vous qui me lisez, cette émotion si jamais vous l’avez ressentie.

Je remerciai l’enfant de mon plus aimable sourire.

Appuyé contre la fenêtre d’où je voyais au loin scintiller la Méditerranée, je passai là, en compagnie de quelques religieux, une soirée dont la douce sérénité ne pourra jamais s’effacer de mon souvenir.

Les religieux m’apprirent, dans le cours de la conversation, qu’ils n’avaient pas toujours possédé cette maison. Elle fut, à ce qu’il paraît, fondée par les jésuites qui voulaient la peupler d’étudiants maronites et grecs-latins, mais leur séminaire resta désert et les lazaristes les remplacèrent vers la fin du dernier siècle ; depuis ce temps la maison n’a fait que prospérer.

Je parlai de Paris, de l’état de la littérature actuelle et quelque peu politique, pour satisfaire la curiosité des bons religieux.

Enfin, vaincu par le sommeil et la fatigue d’une journée passée dans les montagnes, je me retirai dans la cellule qui m’était destinée.

Le lendemain je quittai le collége d’Antoura, laissant en souvenir aux bons pères un volume de ma bibliothèque volante, les Pensées de Pascal ; et, toujours suivi de mes deux moukres que je ne devais quitter qu’à Tripoli, je me dirigeai vers Berommar où je reçus le soir même un abri.

Ce couvent s’élève sur le plus haut sommet des monts Kesrouan, dans le Liban méridional ; j’y passai quelques heures seulement et je partis le jour naissant pour Tripoli, que je désirais atteindre avant la nuit. En effet, après une journée fatigante et peu accidentée, après avoir côtoyé Djébaïl et traversé le village de Kalomone, j’entrai à six heures du soir dans le chef-lieu du pachalik.


Tripoli[1].

Tripoli la ville, qu’il ne faut pas confondre avec la Marine, située à une demi-heure au bord de la mer, est assise au pied du Liban qui la domine et l’enceint de ses branches, à l’est, au sud et au nord-ouest ; elle est séparée de la mer par une petite plaine triangulaire où serpente le Nahr el Kadicha.

  1. Tripoli, comme l’indique son nom antique Tripolis, se composait autrefois de trois cités fondées chacune par des colonies de Tyr, de Sidon et d’Aradus. La première, située à l’orient, s’élevait sur une colline où l’on en voit encore quelques vestiges ; la seconde sur l’emplacement de la ville actuelle, et la troisième au bord de la mer, près de la Marine. C’est cette dernière cité qui était célèbre dans le moyen âge sous le nom de Tripoli. Raymond, comte de Toulouse, fit construire en face de Tripoli, sur la montagne des Pèlerins, une forteresse qui existe toujours, et sert de château à la ville moderne. Tripoli fut habitée quelque temps par Saadi, le poëte persan, qui, à cette époque, était captif des croisés.