Page:Le Tour du monde - 03.djvu/120

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Jamais on ne peut faire traverser un aussi large cours d’eau par un troupeau sans difficultés. Voici comment on s’y prend. On commence par séparer trois à quatre cents têtes, et on les pousse vers le bord à grands coups de fouet en les effrayant par des cris. Quand ces bœufs sont entrés dans l’eau, ils nagent en colonne serrée sur huit à dix de front, rompant ainsi la force du courant. Mais souvent, arrivés vers le milieu de la rivière, ceux qui tiennent la tête font un demi-tour et ramènent toute la colonne en arrière, — ce qu’en langage de bush on appelle faire l’anneau. — Toute la besogne est à recommencer jusqu’à ce qu’on ait réussi à faire passer le premier détachement. Alors le travail devient inverse. On a autant de peine à empêcher tout le reste du troupeau de se précipiter à la fois dans la rivière qu’on en a eu à y faire entrer les premières bêtes. On s’efforce cependant de le contenir, car les animaux les plus vigoureux, passant par-dessus les plus faibles à l’arrivée, ce ne serait pas sans danger pour ces derniers que deux mille bœufs feraient pêle-mêle la traversée.

Ce passage des rivières par de grands troupeaux est un magnifique spectacle, plein de ce que les Anglais appellent excitement (full of excitement), mot qui n’a pas d’équivalent dans notre langue et dont on trouve à chaque pas l’application dans la vie australienne.

Eucalyptus servant de pont dans la station de Dalry. — Dessin de Karl Girardet l’album de M. de Castella.

Après avoir traversé le Nammoi, on se dirigea vers la station ou plutôt vers les yards les plus voisins, où le vendeur fit à M. Darchy la remise du bétail. Ce bétail se composait exclusivement de bœufs âgés de plus de trois ans, de grande et belle race ; il était vendu au prix de trois livres dix shillings par tête, soit ensemble cent soixante-quinze mille francs ; j’avais donc raison de dire qu’il faut, outre le courage et l’énergie, des capitaux considérables pour entreprendre de pareils voyages.

On campa près des yards, et le lendemain on se mit en route, se dirigeant au sud, vers la rivière Macquarie, distante de cent quatre-vingts milles. À partir de ce moment, le travail sérieux commença pour les hommes qui faisaient partie de l’expédition. Chaque matin, à la pointe du jour, on levait le camp et on mettait le troupeau en marche. Le conducteur des chariots, aidé d’un des noirs, pliait la tente, rechargeait ses voitures et suivait la trace du bétail. Darchy partait en avant, choisissait pour faire la halte l’endroit qui lui semblait le plus propice, et revenait en avertir ses gens. Pendant la halte, une partie des hommes surveillait le troupeau pour l’empêcher de s’écarter trop (surtout lorsque les bœufs trouvaient peu à manger), et on faisait le repas de midi. Les provisions se composaient de viande fraîche achetée dans les stations qu’on traversait, et de gibier dont les noirs pourvoyaient la troupe. Quand ces deux ressources manquaient, on avait recours au bœuf salé.