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soleil, et nous reprîmes en silence le chemin de Becharray. Deux jours après nous étions de retour à Tripoli.

Ces souvenirs d’un voyage paisible datent déjà d’une année. Depuis, d’horribles crimes ont ensanglanté une grande partie du beau pays que nous avions parcouru au milieu de tant de sérénité. Nous aurions dû les pressentir, cependant, lorsqu’il y a trois ans nous entendions à Constantinople les ulemans prêcher la haine et le meurtre des chrétiens, et cela, en pleine capitale de l’empire ottoman, au moment où, grâce à nos armes, la Turquie venait de reconquérir sa nationalité compromise. Ce fanatisme a germé dans les âmes et a violemment séparé deux peuples dont les mœurs, les intérêts sont les mêmes, et qui étaient faits pour se soutenir mutuellement et pour s’aimer.

Canoubin, demeure du patriarche maronite. — Dessin de Lancelot, d’après M. E. A. Spoll.

Les Druses, qui se glorifiaient autrefois de descendre des croisés, oubliant cette chevaleresque origine, en sont venus à s’allier, contre les Maronites, aux hordes de brigands qui s’appellent Mutualis, Kurdes et Bédouins. Quels changements dans les lieux que nous venons de décrire ! Les lettres de nos hôtes de Beyrouth et de Tripoli nous ont ému jusqu’aux larmes. Des gens de grande famille, de célèbres négociants, des hommes opulents autrefois, n’ont plus d’autre moyen d’existence que l’aumône. Les Druses osent avouer que le nombre des chrétiens qu’ils ont massacrés dans les montagnes du Liban s’élève à vingt-deux mille. À l’est de Beyrouth, sur une superficie de trois jours de marche en longueur et de deux jours en largeur, territoire où les chrétiens étaient très-nombreux et fort prospères, il n’y a plus un village chrétien ni même une maison. Les mûriers et les arbres fruitiers ont été coupés dans un grand nombre de propriétés chrétiennes. Combien d’années de paix et de travail ne faudra-t-il point pour réparer tant de maux ! Mais surtout que ne peut-on pas redouter, pour l’avenir, des méfiances et des ressentiments qui vont se transmettre de génération en génération ! Si furieuses que soient les tempêtes de la nature, quelques mois suffisent le plus ordinairement pour en faire oublier les désastres ; les abîmes que creuse le fanatisme religieux ne se comblent qu’avec les siècles.

E. A. Spoll.