Page:Le Tour du monde - 03.djvu/162

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là trois gais compagnons de voyage, un photographe et de braves matelots qui m’attendent pour lever l’ancre ; nous partons demain avant l’aurore. » Mon voisin me parla avec tant d’enthousiasme des qualités de son yacht et de la vie de son bord, que j’eus comme un serrement de cœur en songeant à la course solitaire que j’allais entreprendre. L’île d’Islande et ses volcans se présentèrent tout à coup à mon imagination sous un aspect profondément mélancolique.

Devinant sans doute ce qui se passait en moi, mon interlocuteur reprit, sans autre préambule : « Monsieur, si le cœur vous en dit, soyez des nôtres ; nous avons encore un hamac de libre, et je vous garantis un cordial accueil à bord. Vous y partagerez notre confort et vous y apporterez en échange votre gaieté, vos crayons et votre connaissance de la langue du pays, trois qualités d’un prix inestimable en voyage. »

Cette proposition, si spontanée et empreinte de tant de bonhomie, ne laissa que bien peu d’objections possibles à ma discrétion naturelle, et je fus bientôt décidé. Mes préparatifs ne furent pas longs non plus. Fermer mes malles, emporter mes albums, ce fut l’affaire d’une demi-heure, et je me trouvais le soir même à bord du Run, ou sir Arthur et ses compagnons m’attendaient en prenant du thé sur le pont. La nuit, si l’on peut appeler ainsi le crépuscule qui, dans la belle saison, remplace dans le Nord la lumière du soleil, était calme, et l’atmosphère remplie d’une douce chaleur. Tout dormait dans le port ; près de nous se dressaient, comme des géants, quelques vaisseaux de guerre démâtés qui servent de casernes aux matelots. Nos paroles résonnaient seules dans le silence de la nuit, et une certaine gravité se mêla malgré nous à notre conversation d’abord vive et enjouée.

« Il serait peut-être bon, me dit sir Arthur, de vous donner une idée du caractère de vos futurs compagnons de voyage, dussiez-vous par là perdre quelques illusions. Sachez donc que vous voilà associé à quatre touristes fort ordinaires. Nous ne sommes pas plus littérateurs que naturalistes ou artistes ; à peine un peu amateurs de pêche ou de chasse. Las du bruit des cités, nous voyageons dans l’unique but de respirer en liberté l’air pur d’une nature fraîche et vigoureuse. Nous voulons admirer les œuvres du Créateur sans en disséquer les beautés ou en fouiller les mystères. Jouir sans préoccupation, telle est notre devise.

« Bien observée, elle rend toute discussion désagréable impossible, et maintient une entente parfaite, un bon appétit et un sommeil paisible. »

Sur ce, notre chef jeta son cigare à la mer et nous souhaita le bonsoir. Ses compagnons suivirent son exemple. Pour moi, je voulus voir l’ancre sortir des flots et j’attendis le départ en méditant les paroles de sir Arthur, dont je trouvais la morale assez de mon goût ; elles me promettaient un voyage agréable et facile.

Le Sund, dont je voyais les rives se dessiner à droite et à gauche, forme la frontière naturelle de la Suède et du Danemark ; des navires de toute grandeur et de tout pavillon sillonnent ses eaux bordées des deux côtés de collines couvertes de hêtres et de riches pâturages. Près d’Helsingborg, les deux rives se resserrent de si près que les canons suédois à longue portée pourraient échanger leurs projectiles avec ceux de la forteresse danoise de Kroneborg, dont le château à tours en spirales se découpe majestueusement sur le ciel.

Nous franchîmes, par un bon vent, les mers ordinairement fort houleuses du Kattegat et du Skaggerack, et le lendemain nous pénétrâmes dans le golfe de Christiania. Le Run, légèrement poussé par un zéphyr propice, semblait ralentir quelquefois sa marche pour nous donner le temps de respirer à loisir l’air embaumé qui nous arrivait par rafales des côtes boisées du comté de Laurvig, et tempérait l’ardeur du soleil.

Nous descendîmes à Horten, établissement de marine fondé presque en même temps que l’indépendance norvégienne. Tout y porte l’empreinte de la jeunesse et du progrès. Ici, sur de vertes collines, des rangées de petites maisons de bois peintes en jaune, rouge ou vert, qui paraissent avoir été tirées la veille d’une boîte de joujoux de Nuremberg ; là, des corvettes en construction, des canonnières sur le chantier ; partout le retentissement cadencé de la hache accompagné du chant des travailleurs ; tout est neuf, tout respire la propreté et l’activité.

Nous passons la petite ville de Droback, et nous nous trouvons sous les canons de la jolie forteresse d’Oscarsborg, sentinelle avancée qui garde l’entrée du port de Christiania contre une invasion ennemie. Bâtie en demi-lune et dominée par une tour crénelée, Oscarsborg est armée de soixante-treize canons. Ses trois batteries à fleur d’eau enfilent le passage dont la largeur n’est que de seize-cents pieds. Les constructions sont en granit et d’un fort beau travail. Nous nous rendîmes auprès du commandant pour lui demander l’autorisation de visiter en détail sa coquette forteresse, et nous le trouvâmes entouré de ses onze enfants en deuil de leur mère ; l’aspect de toute cette famille, confiée à la seule garde d’un vétéran et isolée sur un rocher entouré de murailles, me serra le cœur. Sa fille aînée, jeune personne de seize ans, nous servit avec grâce un verre de bière, et le brave commandant voulut lui-même nous faire les honneurs de son fort. Un officier d’artillerie se joignit à nous et nous proposa, en visitant les batteries à fleur d’eau, de nous rafraîchir par un bain de mer, ce qui fut accepté à l’unanimité. Il nous donna l’exemple en se dépouillant en un clin d’œil de ses vêtements ; c’était un gaillard bâti en Hercule et possédant des mollets d’un calibre effrayant. Il joignait à cet avantage une autre spécialité : celle de ne point porter de linge du tout ; les jours de gala, il se permet le faux col. Après notre inspection militaire, qui ne dura pas moins d’une heure, notre guide athlétique voulut à toute force nous faire partager un punch qu’il offrait ce jour-là à ses amis et connaissances pour célébrer l’anniversaire de son arrivée en ce monde. Nous trouvâmes une partie de la société déjà réunie dans son jardin. C’était la fleur des pois de Droback au grand complet. On nous mit à chacun à la bouche une longue