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phique du moins, les précieux renseignements qu’elle nous a fournis ne sont connus que de nos marins, qui ne s’intéressent d’ailleurs qu’aux données susceptibles d’éclairer leur marche dans ces périlleuses régions.

De l’ignorance ou des fausses idées dans lesquelles nous vivons à l’égard d’une des plus intéressantes contrées de l’univers, il faut accuser le peu d’intérêt qu’on attache en France aux études géographiques et les relations mensongères ou du moins entachées d’exagération, que nous ont léguées les navigateurs[1]. Combien de nos compatriotes croient encore aux Polyphèmes qui sur les rivages magellaniques menacent la vie du navigateur imprudent ou malheureux ! Combien y en a-t-il qui considèrent le climat de ces contrées comme extrêmement rigoureux, qui se figurent d’ailleurs un sol aride, brûlé d’un côté par des volcans en ignition et de l’autre couvert de neiges et de glaces !

Ce défaut de connaissances positives et surtout vulgaires (car il n’est pas question des érudits que je n’ai aucunement la prétention d’instruire), ces préjugés répandus dans les masses, m’ont fait penser qu’il pourrait être utile de mettre sous les yeux du public un récit simple et fidèle d’un double voyage dans le détroit de Magellan. Il n’y faut pas chercher une œuvre littéraire où l’imagination aurait sa large part ; c’est un simple journal de voyage qui n’a que la prétention d’être véridique.

Après le passage du détroit de Magellan, je conduirai le lecteur à travers le labyrinthe des canaux latéraux de la côte de Patagonie jusqu’au golfe de Péñas, près de Chiloë, où nous nous séparerons au moment où le navire entrera dans le grand océan Pacifique. Ces canaux latéraux, non moins intéressants que le détroit magellanique, sont depuis fort peu d’années ouverts à la navigation, et, à part des renseignements hydrographiques fort incomplets du reste, on ne possède encore sur eux aucune donnée géographique. Je n’ai certes pas la présomption de combler parfaitement cette lacune, et je ne prétends mettre sous les yeux du lecteur que quelques descriptions intéressantes peut-être à cause de la nouveauté du sujet.


Le cap des Vierges. — Entrée du détroit. — Le cap Gregory. — L’établissement chilien de Punta-Arena. — Cavaliers patagons.

Le 24 juillet 1856, après une navigation orageuse, notre vigie signala la terre. C’était le cap des Vierges, entrée du détroit de Magellan. Nous nous dirigeâmes à toute vapeur vers le canal ou nous devions trouver des eaux calmes, les plus agréables distractions pendant le jour et le repos pendant la nuit. Bientôt apparut à nos yeux, comme l’embouchure d’un beau fleuve, une masse d’eau paisible contenue entre des falaises médiocrement élevées.

« Sondez ! » cria le capitaine, et pendant une demi-heure nous n’avançâmes que timidement et après indication du plomb scrutateur de la profondeur des eaux. C’est qu’il existe à l’entrée du détroit un vaste banc de sable dangereux pour le navigateur inexpert ou imprudent. La nuit arrivant, nous mouillâmes à la baie Possession.

En ces parages que n’éclairent aucuns phares, la navigation est impossible dans l’obscurité de la nuit, aussi le lecteur ne devra-t-il pas trouver étonnant de nous voir jeter l’ancre chaque soir.

La terre était à une assez grande distance du mouillage, le jour à son déclin, force fut donc de rester à bord.

Une vaste plaine nous paraissait se dérouler à notre droite sur le continent ; les côtes de la Terre de Feu étaient plus éloignées de nous. Aucun indice d’être humain n’apparut à nos yeux qui interrogeaient curieusement l’horizon de tous côtés. Le lendemain matin, quand on leva l’ancre, un seul être vivant assistait à notre départ, c’était un guanaco qui paissait tranquillement l’herbe près du rivage et qui, de temps en temps, levait la tête pour jeter un regard sur cette masse noire qu’il voyait dans la mer à quelques milliers de pas de lui. Le guanaco est un animal curieux, j’en donnerai la description plus loin.

La journée du 25 et celle du 26, employées à franchir la distance qui nous séparait de Punta-Arena (Sandy-Point des cartes anglaises), ne nous procurèrent rien de bien intéressant à observer. Nous naviguions à une trop grande distance de la Terre de Feu pour qu’il fût possible d’en saisir les détails, et sur la côte de Patagonie nous n’apercevions qu’une succession de falaises sédimentaires ou de plages de sables, derrière lesquelles il était plus facile de deviner que d’envisager les vastes pampas qui les séparent de la chaîne de montagnes dont nous apercevions les têtes couronnées de neige.

Entre le cap Gregory et Punta-Arena, nous vîmes sur le rivage quelques feux de campement et des hommes à cheval ; c’étaient des Patagons.

Le cap Gregory est, en effet, un des points où il est le plus facile d’entrer en relation avec ces nomades, et de s’y procurer, moyennant quelques galettes de biscuit et quelques litres d’eau-de-vie, de la chair de guanaco, de vigogne ou d’autruche.

Le 27 au soir, nous mouillâmes à Punta-Arena en vue d’un établissement sur lequel flottait le pavillon de la république du Chili.

  1. Les compagnons de Magellan firent, à leur retour, des récits fabuleux sur le détroit qu’ils avaient découvert et parcouru à travers des périls sans nombre. Certes leur gloire était assez grande, et point n’était besoin, pour exciter l’admiration de leurs contemporains, de parler de géants qui lançaient sur leurs navires des quartiers de rochers.

    Des navigateurs beaucoup plus modernes, comme le commodore Byron et le capitaine Carteret, exagèrent singulièrement encore la taille des Patagons. Les officiers français de la flûte royale Giraudois, qui visita le détroit de Magellan à peu près à la même époque, c’est-à-dire au commencement du dix-huitième siècle, ont admiré des géants de plus de sept pieds ! Un de nos contemporains, le capitaine américain Morell, entrant dans une voie d’imaginations moins excusables encore, a vu, dans le même détroit, des ruines et des édifices superbes, « à tel point qu’il n’en pouvait croire ses yeux. » Inutile d’aller plus loin ; n’en croyons point les yeux de M. Morell !