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de plomb qui, projeté avec vigueur, entraîne après lui la corde légère disposée en nœud coulant et dont une extrémité est fixée à la selle du cheval. On conçoit que quand l’anse ou nœud coulant est jetée sur un animal et qu’elle l’enlace, soit que l’animal veuille fuir, soit que le cavalier coure en sens contraire, le nœud se serre et la proie se trouve prise. C.’est ainsi que les Patagons se rendent maîtres des animaux les plus agiles ou les plus redoutables, comme aussi de l’autruche qui ne se sert jamais de ses courtes ailes que pour accélérer sa course.

Toutes les peaux qui sont aux mains des colons de Punta-Arena proviennent d’animaux pris de cette façon par les Indiens.

Mais revenons à nos cavaliers. Ils portaient en croupe des quartiers de guanaco et de vigogne ; je fis marché pour une belle pièce et j’invitai le vendeur à me l’apporter au rivage. En homme bien élevé il mit pied à terre et m’offrit sa monture pour parcourir la petite distance qui nous séparait de la mer. J’acceptai l’offre qui, à défaut de paroles aimables, m’était faite en gestes aussi intelligibles que galants. En examinant à côté de moi le cavalier devenu piéton, un phénomène singulier, dont je cherchais à me rendre compte, me frappa ; il ne me semblait plus avoir affaire au même homme ; tout à l’heure j’avais affaire à un quasi géant et maintenant j’avais à côté de moi un homme de belle taille sans doute, mais qu’il ne m’était pas possible d’évaluer à plus d’un mètre quatre-vingts centimètres. L’explication ne fut pas très-difficile à trouver et elle s’applique aux six ou sept Patagons mâles et femelles que j’ai pu voir assis et debout. Le tronc, chez ces gens, est très-développé relativement aux jambes, en sorte que leur stature parait bien différente suivant qu’on les considère debout ou assis.

Quant aux autres individus dont il a été précédemment question, l’homme était d’une taille fort ordinaire, environ un mètre soixante-cinq centimètres, et les trois amazones eussent passé, parmi nous, pour des femmes de taille élevée mais nullement extraordinaire. Leur carrure était large, leurs membres solidement tournés, leurs formes bien accusées.

Je ne parlerai pas davantage des Patagons pour le moment, réservant à plus tard le soin d’esquisser leur portrait physique et moral.

Laissons aussi présentement la colonie de Punta-Arena ; j’y ramènerai le lecteur après un laps de trois années pour l’examiner plus en détail et voir si durant cet intervalle de temps elle aura réalisé quelques progrès.



La chair du guanaco. — Port-Famine. — L’écorce de winter. — La baie de Saint-Nicholas. — Une famille de Pêcherais.

Rentrés à bord, notre premier soin fut de nous faire préparer quelques grillades de guanaco. Outre l’appât d’un mets tout nouveau, il y avait encore celui de vivres frais dont nous étions sevrés depuis longtemps. Ceux-là seuls qui ont navigué sont susceptibles d’apprécier et d’excuser l’ardeur de cet appétit grossier ; seuls ils savent combien après de longues privations les désirs de ce genre deviennent impérieux, avec quel entraînement l’estomac emporte la tête, la matière domine l’esprit. « Ah ! bienheureux ceux qui plantent choux, » dit Rabelais par la bouche de Panurge, dans la nef qui le ballotte sur la mer.

Eh bien ! la chair de guanaco a un goût de venaison assez agréable, du moins lui trouvâmes-nous dans les circonstances présentes tout l’attrait d’un filet de chevreuil. Nonobstant et durant ce festival, le navire nous emportait loin de Punta-Arena vers Port-Famine où nous devions mouiller le soir. Aux côtes plates et nues de la portion du détroit déjà parcourue se succédaient, depuis les environs de Punta-Arena, des terres de plus en plus hautes boisées, accidentées et pittoresques. Des montagnes, aux têtes blanchies par la neige, se déroulaient à l’arrière-plan, tandis qu’au premier une végétation verte et vigoureuse couvrait les ondulations plus voisines du rivage. La Terre de Feu nous apparaissait dans le lointain comme un massif enseveli sous la neige.

Voici Port-Famine ; les dernières lueurs du soleil nous permettent de voir des habitations ruinées sur un morne qui domine les alentours de la baie, au fond d’un immense bassin où les Espagnols élevèrent jadis la Ciudad real del Felipe. C’était en 1581, soixante et un ans après la découverte du détroit. La royale cité, qui ne se composa jamais sans doute que de quelques maisons de bois ou de torchis et d’une palissade, comme l’établissement chilien récemment élevé sur ses ruines par les descendants des premiers fondateurs, et dont il ne reste non plus aujourd’hui que des décombres, l’établissement des anciens Espagnols, dis-je, n’eut qu’une existence éphémère. Des mesures imprévoyantes ne tardèrent pas à laisser la colonie naissante en proie aux horreurs de la faim et aux agressions des Indiens. La plupart des colons y laissèrent leurs os, les autres cherchèrent leur salut en se dirigeant vers Rio de la Plata, et en 1598 on cherchait en vain les traces de la Ciudad real del Felipe. Les ruines que nous avons aperçues de la mer, et que je vais tout à l’heure faire parcourir au lecteur, appartiennent à l’établissement chilien dont la fin

    vu deux de ces animaux très-bien apprivoisés chez le gouverneur de Punta-Arena, en 1859. Mais à l’état de nature ce sont des animaux très-timides, fuyant à la moindre alerte et difficiles à atteindre pour le chasseur.

    La vigogne est aussi un animal fort élégant, de la taille et de la forme de la chèvre, mais sans cornes et avec des pattes doublement longues. Son corps est couvert d’une laine courte et fine comme de la soie. J’ai vu à Liverpool, en Australie, un troupeau de vigognes amené à grands frais de l’Amérique du Sud par un de ces entreprenants et industrieux colons que l’admirable province anglaise compte en si grand nombre dans son sein.

    Le nandou ou autruche de Magellan (Rhea Americana) est un oiseau très-différent de l’autruche de l’ancien continent ; elle est moins grande de moitié, les plumes qui lui couvrent tout le corps et jusqu’aux tibias sont petites, fines, blanches ou grises ; en les laissant sur la peau qu’on enlève du corps de l’animal par l’écorchement, on peut faire des tapis fort gentils mais peu durables.