voies ferrées pour les omnibus traînés par des chevaux. Moyennant vingt-cinq centimes, je suis rapidement transporté dans la quarantième rue. J’arrive devant une énorme tour en bois, qui s’élève à plus de cent mètres. On paye un franc vingt-cinq centimes pour monter à son sommet, d’où l’œil domine New-York et ses environs. À nos pieds s’étend une masse considérable de maisons en briques, entremêlées de deux cent cinquante églises. Des rangées d’arbres indiquent la direction de plusieurs longues rues et des principaux squares. L’Hudson et la rivière de l’Est entourent la ville d’une forêt de navires. Plusieurs îles s’étendent devant New-York et défendent son immense baie, bordée de charmantes maisons de campagne. L’océan Atlantique forme le cadre de ce grandiose panorama.
Je passe la soirée au théâtre William où l’on joue plusieurs comédies assez amusantes. Une actrice remplit dans la même pièce cinq rôles différents et chante fort bien en anglais, en allemand et en français. Elle obtient beaucoup de succès et recueille une masse de bouquets envoyés avec les plus bruyantes acclamations.
1er juillet. Depuis deux jours je demeure dans un hôtel américain et je n’ai pas encore échangé une seule parole avec les autres voyageurs ; pendant les repas on mange vite et l’on parle peu ; à moins d’introduction, je ne pourrai jamais établir la moindre relation avec mes voisins. À la table d’hôte il n’y a pas une seule dame et cependant j’en ai vu plusieurs descendre dans notre hôtel. Je demande une explication à ce sujet. Voici la réponse du domestique auquel je m’adresse : « Il y a deux escaliers, l’un pour les femmes, l’autre pour les hommes. L’hôtel se divise en deux parties tout à fait distinctes et réservées exclusivement à chaque sexe. Aussi, plusieurs jeunes filles, qui habitent l’hôtel depuis quelque temps, n’ont elles jamais rencontré un seul voyageur célibataire. Les hommes mariés ont seuls le privilége d’habiter avec leurs femmes dans le bâtiment consacré au beau sexe. » Cet usage, qui semble singulier à un Européen, est sans doute fort commode pour les dames en voyage, mais il rend la vie d’hôtel assez monotone. Aussi, je vais louer une chambre meublée chez des Français, qui m’accueillent avec beaucoup d’affabilité.
Un ferry-boat à vapeur, faisant le service entre New-York et Brooklin, m’ayant transporté un matin en dix minutes dans cette dernière ville, située à l’extrémité occidentale de Long-Island, j’aperçus, en passant, plusieurs pièces de canon et des piles de boulets rangées sur l’île du Gouverneur. C’est un spectacle assez rare aux États-Unis pour mériter d’être signalé. À peine descendu à terre, je me dirigeai, dans un omnibus, vers le cimetière de Greenwood, éloigné de cinq kilomètres environ. La route, qui suit le bord de la mer, est formée de planches fixées sur le sable, et a de gracieuses échappées sur l’île de Staten.
À la porte du cimetière où me déposa l’omnibus, je vis, non sans surprise, une file de voitures qui se tiennent à la disposition des voyageurs, pour leur faire parcourir sans fatigue la route sablée qui fait le tour de ce vaste champ de repos. Mais je préférai suivre à pied les sentiers sinueux qui le sillonnent.
Les tombes à part, c’est un vrai jardin anglais, accidenté d’une manière charmante ; ici des étangs au fond de gracieux vallons ; là des collines d’où la vue s’étend sur la baie de New-York ; plus loin les épais ombrages de la forêt. On appelle ainsi les terrains encore vacants et en friche dans le cimetière.
Deux monuments funéraires attirèrent entre tous mes regards : le premier a été élevé par souscription à la mémoire de plusieurs pompiers de New-York, qui périrent dans un incendie en 1848 ; il est surmonté d’une statue en marbre blanc, représentant un Américain sauvant des flammes un jeune enfant. Le second renferme la dépouille mortelle d’une jeune fille, Mlle Canda, qui trouva, à dix-sept ans, au sortir d’un bal, la même fin que le dernier des ducs d’Orléans. S’étant élancée de sa voiture entraînée par des chevaux effrayés, elle se tua sur le coup, et on ne rapporta à sa mère malade que son cadavre encore revêtu de son costume de bal. La dot qui lui était réservée fut consacrée à l’érection de son tombeau ; il est en marbre de Carrare, orné de magnifiques bas-reliefs exécutés en Italie.
Non loin de là s’élève un tertre qui domine un admirable panorama : d’un côté, la ville de New-York et sa vaste baie sillonnée de bateaux à vapeur ; de l’autre côté, l’immensité de la mer, tachetée de quelques voiles blanches ; à nos pieds, le champ du repos où viennent mourir les murmures lointains de la ruche humaine et de l’océan Atlantique.
Je vis non sans effroi se lever le jour du lendemain : c’était un dimanche, journée consacrée à l’ennui.
Toutes les boutiques sont fermées ; les bar-rooms seuls laissent leurs portes entr’ouvertes. Les voitures tirées sur les rails ont seules aussi le privilége de rouler, grâce à leur marche silencieuse. On ne rencontre personne dans les rues, si ce n’est au moment des services religieux. J’entre dans un temple anabaptiste au moment où l’on y fait une quête au profit du ministre, qui n’est pas salarié par le gouvernement. Aux États-Unis, il n’y a pas de culte privilégié ; chaque secte religieuse doit suffire à ses frais par des contributions volontaires. Ce qui n’empêche pas les ministres de chaque secte de jouir d’une existence confortable, bien qu’ils soient lotis d’ordinaire d’une nombreuse famille.
Dans l’après midi, je m’arrêtai dans un carrefour pour écouter la parole inspirée de quelques puritains, vrais descendants des saints du covenant. À les voir et à les entendre on croirait à une résurrection de ces fanatiques célébrés par l’auteur d’Old Mortality. Ils parlent toujours ainsi en plein air, devant une foule qui grossit à chaque instant. Souvent ces ardents sectaires attaquent le catholicisme, la grande prostituée de Babylone et surtout les jésuites, dont ils se défient particulièrement. Il en résulte que si quelques Irlandais se trouvent dans l’auditoire, ils cherchent à interrompre l’orateur. Une dispute s’engage, le sang ne tarde pas à couler, et il n’est pas rare qu’en se séparant ces groupes de fidèles