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n’eussent revêtu, pour tenter les yeux américains, une livrée chatoyante et dorée.

« À côté de ces princes de l’histoire étaient rangés César, Tite Live et d’autres sérieux narrateurs, puis une foule d’ouvrages scientifiques des plus graves, sur l’histoire naturelle, l’astronomie, la géographie, etc., etc. Je m’imaginai que tout cet étalage était uniquement destiné aux étudiants, aux professeurs des colléges, et tout au moins aux maîtres de pensions de Buffalo. Mon étonnement ne fut pas mince quand j’entendis soudain le commissaire priseur s’écrier :

« Ceci est un Tite Live, traduit pour vous de l’original latin ; il n’y a point de lecture plus intéressante !

« Voici les Commentaires de César, excellent ouvrage, qui vous décrit tout au long la France, ses mœurs, ses coutumes, et le vieux Paris ! Regardez dans quel bon état de conservation est cet ouvrage ; vous ne pouvez offrir un plus joli volume à vos femmes ! Les Commentaires de César pour un demi-dollar ! »

« En écoutant ces paroles et en regardant autour de moi, je m’aperçus que l’assemblée à laquelle elles s’adressaient n’était, en réalité, composée que de petits boutiquiers, d’ouvriers de la ville ou de paysans des environs, braves gens qui, ayant bien vendu au marché les produits de leur industrie, étaient bien aises d’échanger une partie de leur gain contre quelques livres utiles à leurs familles ou à eux-mêmes. J’aurais voulu entrer en conversation avec eux, mais la voix du commissaire priseur m’en empêcha.

« Voici, continua-t-il, l’Architecture de Bailey, la première autorité des temps modernes en matière de construction ; avec ce livre, rien ne vous sera plus facile que d’établir vous-mêmes un devis de bâtiment. C’est le premier exemplaire de cet ouvrage qui ait jamais été mis en vente à Buffalo. Je vous le cède pour deux dollars ; qui en veut ? qui enchérit ?

« — Dix cents !

« — Vingt cents ! »

« L’Architecture de Bailey monta à trois dollars.

« Ceci est l’Histoire des États-Unis, par Bancroft. C’est le dernier exemplaire de cet incomparable ouvrage que je puis vous offrir. Impossible d’élever vos enfants sans ce livre. Tout citoyen est tenu de connaître l’histoire de son pays. Nul n’est capable de prononcer un discours en public s’il n’a lu ce livre. Comment voulez-vous voter ou exprimer vos opinions politiques, si vous ne connaissez à fond l’Histoire des États-Unis, par Bancroft ? »

« J’en passe, et des meilleurs, tels que la Vie de Napoléon, par Walter Scott ; les Antiquités juives de Flavius Josèphe, et surtout un Traité d’astronomie, illustré de deux mille figures, « mettant à la portée de tous, et clair comme le jour, le soleil, la lune, les planètes, les comètes et les étoiles ; le tout pour un dollar ! »

« Tout fut enlevé, payé et soigneusement enveloppé, et quelques heures après, cette masse incohérente de livres, éparpillés vers les quatre aires de l’horizon, s’écoulait en bateaux à vapeur, en voies ferrées, ou simplement dans les chemins vicinaux de la banlieue de Buffalo. Il faut, certes, remonter le cours des âges, jusqu’au siècle d’Auguste et de Mécène, pour retrouver un fermier colonial rentrant chez lui du marché avec un Tite Live bien et dûment attaché au bât de sa monture. (J. G. Kohl, Travels in Canada.)

Il y a soixante-dix ans qu’au lieu même où s’élève maintenant Buffalo, Chateaubriand rencontra un compatriote, matelot déserteur, qui, une pochette et un archet sous le bras, gagnait sa vie, en allant à travers bois, de tribus en tribus, donner gravement des leçons de chorégraphie parisienne à messieurs les sauvages et à mesdames les sauvagesses. Ne vous semble-t-il pas, lecteurs, que le sang de ce virtuose doit couler dans les veines du commissaire-priseur que vient de nous montrer M. Kohl ?


Le Southern-Michigan. — Encore une fois le ciel et l’eau. — L’aigle à tête blanche. — Monroë. — Détroit. — La terre promise de l’émigration. — L’Indiana. — L’Illinois. — Chicago.

Parmi les nombreux avantages dont Buffalo est douée, cette ville possède une magnifique marine à vapeur desservant le lac Érié. Le Southern-Michigan, qui m’emporta à l’extrémité opposée de cette mer intérieure, est non-seulement le plus somptueux bateau à vapeur, mais un des plus modérés dans ses tarifs que j’aie rencontrés. Je n’eus à payer que quarante francs pour une place de première classe, tant sur ce steamer que sur le chemin de fer qui relie Monroë, où il atterrit, à Chicago, la grande cité du nord-ouest. Le lit se paye en sus cinq francs, et moyennant deux francs cinquante centimes, on prend place à une excellente table d’hôte.

Comme le lac à cinq cent quatre kilomètres de longueur sur une largeur de cent treize, ses rives boisées furent bientôt hors de vue, grâce à la rapidité du Southern-Michigan ; mais quoique le spectacle seul du ciel et de l’eau puisse paraitre monotone, ce ciel était d’un bleu si profond, si intense, les eaux calmes du lac le réfléchissaient si fidèlement, que la traversée me parut charmante.

Le lendemain 12 septembre, en approchant de l’extrémité sud-ouest de l’Érié, nous aperçûmes quelques bâtiments à voiles, tachetant, comme des cygnes blancs, l’azur des eaux et se perdant rapidement dans la direction du nord ; c’étaient des caboteurs américains, se dirigeant vers les canaux naturels de Détroit et de Sainte-Claire, qui servent d’écoulement au lac Huron. Dans l’azur du ciel, d’autres points blancs, décrivant de hautes spirales, ou des zigzags rapides à la façon des éclairs, attirèrent longtemps mes regards. Un examen attentif me convainquit que j’avais devant les yeux un couple ou deux de cette puissante espèce de rapaces, l’aigle à tête blanche, qui a fourni aux États-Unis leur blason et de si belles pages à Audubon. Peu après, pendant que le steamer filait à travers le petit archipel d’îlots boisés, qui sépare de la grande nappe du lac Érié son extrémité orientale, j’eus la chance heureuse de contempler d’assez près un de ces tyrans de l’air et des eaux. Il était dans une