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pour la plupart d’une exécution très-pauvre, mais d’un grand aspect décoratif. Le chœur est en bois d’érable. C’est une merveille d’exécution, dont les riches arabesques, les sculptures surabondantes jurent un peu cependant avec le style si fièrement sobre des nefs. Dans le transept se trouvent les tombeaux des rois Affonso II et Affonso III et de leurs femmes, D. Urraca et D. Birites ; ceux aussi de quelques infants et de quelques infantes. Quarante-huit fenêtres versent à flots dans la basilique une clarté immense, que dorent au passage de superbes vitraux bariolés de couleurs comme des kaléidoscopes.

Alcobaça décrit et raconté remplirait un volume. Il faudrait en effet bien des pages pour énumérer les cellules de l’aile gauche, — l’aile droite a été incendiée par les Français en 1809, — pour détailler la sacristie, grande comme une église, les cloîtres, qui sont des villes, deux ou trois chapelles voisines dorées de pied en cap, le reliquaire à peu près dépouillé, la bibliothèque riche autrefois en livres rares, en chartes, en manuscrits précieux ; les réfectoires avec leurs portiques et leurs enfilades de colonnes, enfin la cuisine, digne par ses proportions colossales des temps homériques.

Mais tout est vide. Aucun bruit ne trouble plus le silence de ces lieux dépeuplés. C’est un calme froid et étouffé qui règne ici. Dans ce désert, au milieu de colonnades gagnées par la moisissure, ce gazon des sépulcres abandonnés, dans ces cloîtres envahis par l’herbe et l’épine, sur ces dalles humides et glissantes, sous ces arcs suspendus encore sur leurs piliers, mais qui demain seront à terre, nul pas ne résonne, si ce n’est, à de longs intervalles, celui d’un, voyageur curieux, d’un touriste pèlerin. Tout se tait. Plus de chants pieux sous les voûtes parfumées d’encens ; plus de larmes de résignation, de foi et d’espérance dans les cellules ; plus de fronts passant hâves et réfléchis dans l’ombre des cloîtres ; plus d’études approfondies, d’entretiens éloquents, de vaillants efforts d’intelligence, de travaux gigantesques d’esprit, de labeurs d’érudition patiemment poursuivis par des générations incessamment renouvelées de moines savants !… Alcobaça est un tombeau !

Avant de quitter cette énorme solitude, arrêtons-nous un instant devant la porte de la sacristie, dans le cloître du roi Diniz, et auprès des tombeaux, réunis sous la même voûte, de D. Pedro Ier et d’Ignez de Castro.

La porte de la sacristie se compose d’abord de deux pilastres en chambranle, revêtus en entier d’ornements d’un relief fortement ressorti, et, avec moins de grâce et de souplesse, dessinés dans le goût du commencement du seizième siècle. Accotés à ces pilastres, surgissent deux pieds de vigne, massifs et lourds, qui se joignent au-dessus de la porte et lui forment un fronton de pampres saillants, se détachant presque en ronde bosse du plat du mur. Soit comme agencement général, soit comme enchaînement des motifs secondaires, cette décoration n’annonce pas un art très-élevé ; mais, bizarre et originale, elle est d’un effet saisissant, et, en tous cas, d’une exécution irréprochable.

Le cloître est magnifique. Les galeries sont formées de vastes arcatures, subdivisées elles-mêmes en trois arcs dont les retombées s’appuient sur deux colonnes accouplées, et dans le tympan de chaque grande arcature est percé un œil-de-bœuf, orné d’épaisses moulures et d’un fenestrage de pierre. Ceci est un chef-d’œuvre de composition architecturale, et sa puissante simplicité répond parfaitement à la destination de ce lieu de promenades recueillies.

Au milieu de la chapelle royale se dressent deux mausolées de marbre blanc et de formes pareilles. Un des sarcophages est porté par six lions : il renferme les dépouilles de D. Pedro Ier ; l’autre repose sur six anges : c’est là qu’Ignez de Castro dort du sommeil éternel. La statue du monarque couché dans son manteau royal est d’un assez bon travail ; de la main droite il tient l’épée qui fit trembler l’ennemi et châtia plus d’un coupable ; des anges agenouillés veillent autour de lui. Plusieurs séraphins accompagnent également Ignez et soulèvent avec respect les beaux plis de sa robe brodée. Malgré les détériorations que lui ont fait subir quelques soldats français, on retrouve sur le visage de l’épouse de D. Pedro l’expression d’exquise douceur idéalisée par la légende, que les poëtes ont célébrée quand ils ont chanté cette suave figure, apparition de grâce et de candeur au milieu d’un siècle de violences farouches.

Non loin du couvent, sur le plateau d’une colline, le squelette d’un château sarrasin étale ses vertèbres pittoresques. L’enceinte effondrée abrite toute une forêt de ronces où sont entassés des décombres, des quartiers de murailles, des débris de fortifications percées de trous qui furent des fenêtres et des portes, élevant dans les airs des galeries auxquelles aboutissent des loques d’escaliers. Dans le pays on affirme que, juste au douzième coup de minuit, les ombres des anciens maîtres du logis en gravissent les degrés tremblants et font sabbat dans les ruines, réclamant encore le tribut de jeunes filles auquel les habitants de la contrée étaient jadis obligés.


XXIII

Le 9 mai, la caravane se met en chemin à trois heures du matin, avec Thomar pour objectif, mais très-loin, au revers opposé d’une chaîne de montagnes hautes et difficiles. Arrivés au quart de la route, à Porto de Moz, nous prenons une heure de repos. Nous repartons après cette halte, nous contentant de jeter un coup d’œil à la petite bourgade, et aux murailles d’un vieux castel. Ce sont les Arabes qui l’ont planté en cet endroit, il y a mille ans au moins. Sur un mamelon commandant la campagne, en forteresse qui connaît son affaire et prétend inspirer le respect, il pouvait du même coup, au temps de sa force, tyranniser les environs et défendre les chaumières blotties à ses pieds. On trouve près de Porto de Moz un ancien couvent fondé par un descendant de Gregorio Malho de Bivar. Ce Gregorio avait institué à Porto de Moz un majorat à la condition expresse que le titulaire prît le nom de Bivar, en mémoire du fameux Cid Campéador Ruy Dias de Bivar dont il était descendant.