Page:Le Tour du monde - 03.djvu/364

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dies oser porter une fleur aux pieds du saint qu’enveloppe l’éternel tonnerre de la cataracte.

Le contraste de cette fureur des eaux et de leur soudain apaisement est peut-être le plus grand charme de ce spectacle. Les fleuves, comme les hommes, sont beaux dans la lutte, beaux aussi dans la calme sérénité de la victoire.

Cette chute fameuse n’a pourtant pas eu toujours autant d’admirateurs qu’aujourd’hui. Montaigne qui la vit, il y a trois cents ans, se contente de dire : « Cela arrête le cours des bateaux et interrompt la navigation de ladite rivière. » Des deux grands livres qui nous sont ouverts, l’âme humaine et la nature, l’avisé Périgourdin aimait fort à feuilleter l’un mais se souciait peu de l’autre. Il eut donné la Suisse entière et ses glaciers, ses torrents et ses lacs, pour une page retrouvée d’un auteur ancien ou pour quelque citation nouvelle à placer au milieu de sa phrase accorte et vive.

Deux grands esprits d’une bien autre trempe, Voltaire et Goethe, sont restés deux ans entre le Rhin et les Vosges, sans que, dans les Mémoires de l’un, ni dans les Lettres de l’autre, on s’en aperçoive. L’Allemand seul a quelques exclamations originales et profondes comme celles-ci : belle nature, ravissant pays ! et il nous conte qu’il montait souvent sur la tour du Münster… avec une longue-vue, ce qui n’a jamais été la manière de regarder des artistes et des poëtes. Et pourtant il était bien l’un et l’autre, mais à son heure.

À Bâle, le Jura et les Vosges arrêtent la course du Rhin vers l’ouest, et l’obligent à reprendre la direction du nord. Jusqu’à Strasbourg, son lit est embarrassé d’îles, et jusqu’à Mayence, il est sans poésie, sinon sans grandeur ; car il ne suffit pas à un fleuve d’avoir de l’eau, il lui faut aussi des rives. Mais de Bingen à Coblentz il passe au travers des montagnes de la Franconie et de la Prusse rhénane. Alors la beauté des sites, la multitude des villes qui baignent leurs pieds dans ses flots, la richesse des cultures à côté de rochers arides et sévères, les ruines féodales dont sont couvertes les cimes de l’Hundsruck, de l’Eiffel et du Westerwald, enfin l’aspect du fleuve tour à tour sauvage et terrible, ou gracieux et grandiose, rendent cette vallée une des plus belles de l’Europe. Autrefois on l’appelait la rue des Prêtres, parçe qu’ils possédaient tout de Strasbourg à Cologne. On les a heureusement délivrés de ce souci mondain.

L’ancien pont de bateaux à Kehl. — Dessin de Lancelot.

Au delà de Cologne, le Rhin s’écoule lentement vers Dusseldorf et la Hollande. Malgré la masse considérable de ses eaux, il arrive humblement à la mer, divisé en plusieurs bras, appauvri, languissant. Comme le vieillard épuisé qui cherche et ne trouve pas sa tombe, il errait naguère misérablement, et se perdait dans les sables. Il a fallu des travaux, un canal, une écluse, pour que ce roi des fleuves européens atteignît enfin l’océan et y trouvât sa couche humide et dernière.

Voilà le grand fleuve historique de l’Europe, le Gange de l’Allemagne, le fleuve saint qu’ils aiment et qu’ils chantent. Quel nom a plus retenti dans les légendes et dans les récits ? Que de fois les poëtes ont vu les ondines nager dans ses eaux, et que d’histoires charmantes ou terribles ils ont entendues sur ses rives. C’est aussi la barrière des nations, où Rome s’arrêta, où la France est venue, et d’où l’aigle noire à deux têtes, aidée d’une nuée de vautours, nous chassa jadis. « Nous l’avons eu votre Rhin allemand, » et bien que vous l’ayez hérissé de forteresses et de canons, tous tournés contre nous, nous ne vous le redemandons pas, parce que le temps des conquêtes, même légitimes, est passé, et qu’il ne doit plus s’en faire que du libre consentement des nations. Ah ! ce fleuve a trop bu de sang. Quel peuple immense se lèverait, si l’on pouvait faire sortir de leur linceul tous ceux qui sont tombés sur ses bords, frappés de l’épée.