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enrichie d’une émeraude. Ces quatre reliques sont précieusement conservées dans une châsse en argent massif ornée d’arabesques ciselées. C’est la possession des reliques de saint Grégoire qui constitue la légitimité du patriarche, qui prend aussi parmi ses titres celui de conservateur du bras de saint Grégoire. Les autres richesses du trésor consistent en un tabernacle en vermeil où l’on conserve les huiles saintes, en croix, calices, mitres et Évangiles enrichis de reliures en argent. L’un de ces Évangiles est un chef-d’œuvre de calligraphie arménienne ; il fut donné à l’église de Sis au quatorzième siècle par Constantin IV, roi d’Arménie.

Pendant mon séjour à Sis, je visitai l’ancien monastère qui a été abandonné depuis quelques années déjà, et où se trouvent les tombes des patriarches dont j’ai relevé les inscriptions. Ce sont de simples dalles en marbre blanc qui tapissent le sol de l’église aujourd’hui convertie en école.

Sis est peuplé d’Arméniens et de Turkomans, placés sous l’autorité d’un chef montagnard très-redouté dans la montagne et qui commande à la tribu de Kussan-Oglou. C’est en réalité ce personnage qui gouverne toute la contrée, mais son action n’a jamais pu s’étendre sur les populations arméniennes qui habitent la montagne située à l’est de ses possessions. Depuis la chute des barons d’Arménie de la famille de Roupène, à la fin du quatorzième siècle, les Arméniens, opprimés, par les musulmans, se sont réfugiés en assez grand nombre dans les montagnes de Zeithoun (des Oliviers), et là ils ont bâti des villages où ils vivent dans un état complet d’indépendance. C’est sur le territoire qu’ils occupent que se trouvent ces fameuses forteresses, aujourd’hui abandonnées, qui faisaient la force des rois d’Arménie dans le Taurus : Pardzerpert, Vahga, Gaban où Léon VI de Lusignan fut fait prisonnier par les Égyptiens en 1375, Marach, ville importante et résidence d’un pacha gouverneur. Au nord de ces forteresses est le village d’Hadjin[1], peuplé d’Arméniens indépendants, comme ceux de Zeithoun (voy. p. 413). Ce village très-populeux est situé sur l’un des contre-forts méridionaux du Karmès-Dagh. Je ne pus pas m’avancer dans cette contrée peuplée d’Arméniens indépendants, comme j’en avais formé le projet, parce que ceux-ci se tiennent en garde contre toute surprise et qu’ils ne permettent pas facilement l’accès de leurs villages aux étrangers. Toutefois, j’ai recueilli au monastère des détails curieux sur leur organisation civile, leur nombre et les forces dont ils pourraient disposer en cas de besoin.

Les Arméniens du Taurus, plus généralement désignés sous le nom de Zeithoun, sont au nombre de dix mille environ ; mais ce nombre est plus élevé si l’on compte encore ceux d’Elbestan, de Marach et des villages voisins. Ils ne reconnaissent d’autre autorité que celle du patriarche de Sis, et ont, pour les administrer, un conseil (medjilis) composé de quatre agas choisis parmi les anciens de leurs villages. Ce conseil est chargé de la défense du territoire, de la police intérieure, et des relations avec le gouvernement d’Adana et le bey de Kussan-Oglou. Les gens de Zeithoun se livrent à l’agriculture et font le métier de conduire des caravanes ; ils portent tous des armes, même lorsqu’ils se rendent à leur église de Saint-Jean qui est pour eux un lieu saint, puisqu’on y conserve un Évangile miraculeux. Pendant tout le temps de mon séjour à Sis, c’était un barbier de Zeithoun qui venait chaque matin raser la tête des moines du couvent ; il remplissait cette mission aimé de pied en cap. Deux pistolets étaient attachés à sa ceinture et un poignard au manche d’argent brillait entre les deux crosses. Son plat à barbe qu’il tenait à la main lui donnait un faux air de Don Quichotte avec lequel il avait quelque ressemblance. Les mœurs des gens de Zeithoun sont pures mais sauvages. On raconte le trait suivant, qui peint exactement le caractère de ces montagnards : un homme de Zeithoun ayant, contrairement aux canons de l’Église grégorienne, épousé sa cousine à un degré rapproché, fut excommunié par le prêtre du village. Furieux de se voir exclus du sein de son Église, il se rendit un matin à l’office et, au moment où le prêtre montait à l’autel pour célébrer la messe, il arma sa carabine, le coucha en joue et lui cria : « Lève l’excommunication que tu as fulminée contre moi ou tu es mort ! » L’excommunication fut levée en présence du peuple réuni à l’église, et l’Arménien ne fut pas même inquiété par la suite. Sa conduite fut approuvée par les Zeithoun, qui reconnurent en lui un vrai chrétien et un brave guerrier.

Je demeurai dix jours au couvent patriarcal de Sis, vivant avec les moines, dont je partageais les repas. Ensuite je pris congé du patriarche et des religieux ; et, après avoir réuni mes cavaliers, qui depuis la veille s’étaient installés au khan de Sis, où ils faisaient une ample consommation de raki, je me dirigeai sur Anazarbe dans l’espérance de passer ensuite le Djibel-el-Nour (l’ancien Amanus) qui est une des ramifications du Taurus et sert à marquer les limites de l’Asie Mineure et de la Syrie.

Nous trouvâmes d’abord une plaine aride, brûlée par le soleil et qui s’étendait au loin. À l’horizon notre vue était bornée par la chaîne de l’Amanus et le plateau d’Anazarbe. Çà et là dans la plaine on voyait une longue ligne d’aqueducs qui se profilaient depuis la montagne jusqu’aux roches d’Anazarbe, et de distance en distance les tentes des Afchars, semblables à des ruches d’abeilles, se dressaient à peu de distance des roseaux qui croissent en abondance dans les marais du Tchukur-Owa. Il était deux heures quand nous arrivâmes au pied des roches d’Anazarbe. Nous restâmes quelques jours chez les braves Turkomans de Bousdaghan, après quoi nous rentrâmes à Tarsous, en passant par Adana et la plaine Aleïenne. Aujourd’hui des marais infects s’étendent là où se récoltaient, à l’époque florissante de la domination romaine, de riches moissons ; et des buffles sauvages paissent en liberté sur les ruines de Mégarse, dans l’endroit

  1. Hadjin se compose de deux mille maisons arméniennes, et renferme trois églises et un couvent dépendant du patriarcat de Sis.