la saline de Tin-Niébérar. Nous traversions cette couche de sel avec précaution, lorsque quatre Maures armés de fusils se montrent sur le bord opposé, font abattre leurs chameaux, tirent leurs fusils de l’étui et se tiennent prêts à faire feu ; de notre côté nous nous mettons en état de défense. Haméida et Bakar vont les reconnaître ; heureusement ce sont des Alebs qui arrivent du nord. Ils se contentent de nous demander un peu de tabac que nous ne leur donnons pas, et ils nous quittent peu enchantés de l’effet qu’a produit sur nous leur belliqueuse démonstration. C’est la manière des guerriers de s’aborder dans le désert.
Le 5 avril, nous campions sur une colline qui longe le bras de mer que les Européens appellent rivière Saint-Jean. C’est la limite extrême du pays exclusivement habité par les Trarzas. Voici l’opinion que je me suis faite de cette tribu, qui a des rapports constants avec nous. Les chefs sont généralement d’une intelligence remarquable. Je les ai trouvés dans cette partie de mon voyage moins orgueilleux et plus réservés que ceux que je devais rencontrer plus tard. Quant aux guerriers ordinaires, ils sont fort ignorants des lois du Prophète, ne savent ni lire ni écrire, sont très-arrogants, vantards, hypocrites, faux, et méprisent souverainement les gens qui ne portent pas d’armes. Le meurtre d’un homme est pour eux une bagatelle quand ils n’ont rien à craindre. Ils mendient avec une effronterie qui ne connait pas de bornes. Je n’en excepte pas les personnages les plus importants que j’ai rencontrés. Les Trarzas en général ont la réputation dans le désert d’être les plus gourmands des Maures, mais à leur tête figurent avec avantage les Alebs qui, s’ils supportent la faim et la soif, s’en dédommagent à l’occasion ; alors leur gloutonnerie paraît insatiable ; j’ai vu trois de nos Maures, en moins d’une heure faire disparaître un mouton cuit dans le sable, et si, trop souvent, nous avons eu à souffrir de la faim, nous le devons au gaspillage que nos guides faisaient de nos vivres.
Les marabouts, qui, ainsi que l’indique M. le colonel Faidherbe dans sa notice de 1859 sur le Sénégal, descendent surtout de l’élément berbère, sont très-doux, généralement bien disposés pour les Français ; notre commerce les a civilisés. C’est toujours par eux que nous avons appris les bonnes nouvelles, et je me suis toujours bien trouvé de leurs conseils. Ils sont très-assidus à la prière, qu’ils font en commun cinq ou six fois par jour. Leur hospitalité est toujours généreuse, contrairement à celle des guerriers, qui la font largement payer. Les Tiyabs sont d’anciens guerriers que le métier des armes ne peut plus faire vivre, et qui, pour échapper aux expéditions et aux courses aventureuses, se sont faits tolbas ; mais leur conversion n’est pas complète, et s’ils ont gardé les vices des guerriers, ils n’ont pas hérité des qualités des marabouts.
Le 6 avril, descendant de la colline formée de sable et de coquilles qui longe la rivière Saint-Jean et va aboutir à la mer au cap Mirik, je remonte pendant quinze kilomètres ce bras de mer qui n’a aucune relation avec l’intérieur ; c’est une baie plus vaste autrefois qu’aujourd’hui, qui, peu à peu comblée par les sables que lui apportent les vents d’est, est inabordable pour les navires, sillonnée qu’elle est, de bancs de sable fréquentés par de nombreux pélicans. L’hydrographie de toute la côte entre les caps Blanc et Mirik est encore à faire.
Parmi les dunes de ce littoral, j’ai rencontré plusieurs villages composés de tentes et de mauvaises huttes ; ils appartiennent aux pêcheurs imraguens, tributaires des Ouled-bou-Sebas. Ces pauvres gens m’ont fait un accueil empressé et bienveillant ; on voit bien qu’ils ont eu des rapports avec les Européens.
Leur isolement et leur misère ne les mettent pas à l’abri des discordes intestines ; car, partageant les dissensions de leurs maîtres, les Ouled-bou-Sebas, ils sont divisés en deux factions : celle de Mohammed-Saloum, ce Saharien réfugié à Saint-Louis, et celle d’Ould-Boudda, qui a usurpé le premier rang dans cette région, à la manière arabe, par le meurtre du père et de l’oncle de Mohammed-Saloum.
Je continuai ma route vers le nord-nord-est, sans chercher à voir l’île d’Arguin, de peur d’éveiller les soupçons d’Ould-Boudda, qui, à coup sûr, nous eût fait un mauvais parti. Du reste j’étais assez préoccupé des Ouled-Delims. Tous les voyageurs que nous rencontrions nous donnaient une funeste idée de leur caractère et de leurs habitudes de pillage ; jamais, nous disait-on, nous ne sortirions vivants de leurs mains ; d’un autre côté Haméida, mon jeune guide aleb, ne m’inspirait plus de confiance, ses exigences augmentant à mesure que nous nous enfoncions dans le nord.
Vers six heures du soir, nous voyons arriver sur notre droite deux guerriers à chameau ; ils vont au grand trot et se dirigent sur nous ; le premier a de longs cheveux flottant en désordre sur ses épaules : c’est Sidi-Ahmet, frère du chef des Ouled-Delims ; il nous souhaite le bonjour, tout en examinant avec soin nos bagages, puis cause en marchant avec Haméida. Il lui demande de nous laisser entre ses mains, car, dit-il, les Ouled-Delims sont encore loin et avec lui nous ne craindrons rien ; il offre quatre chameaux mâles à notre guide pour prix de cette concession : celui-ci tient heureusement bon ; je lui avais souvent répété que le gouvernement du Sénégal ferait subir aux Trarzas un châtiment terrible s’il nous arrivait malheur par sa faute.
Repoussé par Haméida, Sidi-Ahmet revint à la charge auprès de nous, mais je lui fis comprendre qu’il était inutile d’insister davantage, que je ne voulais pas d’autres guides que les Alebs. Si j’avais été abandonné par ceux-ci nous étions perdus.
Le 14, nous entrions dans le Tiris, pays bien connu de tous les Maures de la partie occidentale du Sâh’ara. Il nous fallut quatre jours pour le traverser. C’est une région entièrement couverte de roches granitiques formant une nappe parfaitement horizontale, percée çà et la de quelques blocs aigus. Dans le sable résultant de leur