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Le château domine l’extrémité sud-est de la ville. C’est un lourd et informe amas de constructions irrégulières, dont les hautes murailles veulent passer pour des fortifications. Mais malgré la blanche tunique de chaux qui les recouvre, je crois fort qu’elles ne résisteraient pas à une douzaine de boulets. Il ne faut pas y chercher un plan monumental, une idée artistique : on se perdrait dans un dédale de corridors insensés, de recoins inexplicables, de réduits imprévus qui semblent être le produit du cauchemar d’un architecte ivre. La grande salle d’audiences a pu être belle, mais elle cache sa splendeur déchue sous une couche de crasse enfumée, et ne cherche pas à dissimuler les cicatrices de tant de replâtrages partiels dont les artistes turcs l’ont déshonorée. Les autres chambres supérieures ne sont que des taudis croulants ; les étages d’en bas sont des catacombes, des autres ou le jour ne pénètre que par les lézardes des murs tout moussus. On se croirait au château d’Udolphe, et je défie qu’on y lise les sombres horreurs d’Anne Radcliffe sans frissonner. Qui sait du reste tous les lugubres drames que ce chaos de bâtisses a vu se dérouler dans ses profondeurs, alors que l’œil de l’Europe ne surveillait pas les princes indépendants de la Régence ? Il y a deux ans, on eut l’idée de nettoyer une grande citerne qui plonge sous la partie du château affectée aux prisons : on en retira une masse effroyable de crânes et d’ossements humains.

Telle est la résidence magnifique ou trône le gouverneur général, un pacha turc dont l’administration s’étend sur un territoire presque aussi vaste que la France. Cette immense superficie, il est vrai, est presque partout un désert, ou s’éparpille par groupes un million de râaya.


Les ràaya. — Despotisme. — Les Coul-oghlou.

Ce nom de râaya, que portent les sujets de l’empire ottoman et que répètent si souvent les journaux en le défigurant à plaisir, est, pour ceux qui en connaissent le sens intrinsèque, une expression heureuse, qui explique toute la constitution politique et sociale, toute la théorie gouvernementale et administrative de l’Orient. Râaya veut dire troupeaux : les peuples sont des moutons que les pachas tondent et écorchent. Mais comment faire croire cela, maintenant que la Turquie est entrée dans le concert européen, qu’elle a des constitutions écrites, des Hatti-humayoun, des Tanzimati-Khaïriè, et autres chartes ?

La force armée dont dispose le berger ottoman du troupeau tripolitain est environ de six mille hommes pour toute la province, dont un millier tient le Djébel, et cinq cents autres environ la Cyrénaïque. Le reste, sauf quelques postes d’une vingtaine d’hommes en divers points du littoral, mène la vie de garnison dans la ville et dans son oasis. Et c’est avec cette poignée de soldats mal vêtus, mal équipés, payés de promesses plus que d’argent, que les Turcs maintiennent sous leur domination un pays si vaste et de communications si difficiles. Bien plus, en retraite partout ailleurs, ils s’avancent ici et font des conquêtes : Ghadâmès a été annexé à l’empire il y a peu d’années ; maintenant ils menacent Ghât et le pays tibbou.

Le même tour de force s’exécutait à Alger. La recette en est facile : se contenter d’un à peu près de soumission, et user les indigènes les uns contre les autres. La grande force des Turcs, la pierre d’achoppement de toutes les tentatives d’indépendance nationale, c’est la population de l’oasis de Tripoli, les gens de la Menchiè et du littoral, la soi-disant race des Coul-oghlou. Lors de la conquête au seizième siècle, Darghout-pacha partagea les jardins de l’oasis entre ses compagnons, qui, s’unissant aux femmes indigènes, formèrent une population métisse où domina le sang étranger. Les Coul-oghtou (fils de serviteurs) depuis lors jouirent du privilége de ne payer aucun impôt, à titre de postérité des conquérants ; mais ils furent assujettis au service militaire, comme intéressés à maintenir la conquête. Encore aujourd’hui, les habitants de la Menchiè sont exempts de toute redevance, et doivent en échange fournir à toute réquisition des contingents d’irréguliers. Ce n’est pas grand’chose comme force numérique (deux mille fusils environ) ; c’est très-peu comme valeur militaire ; ce n’est rien comme discipline ; et pourtant, là est le nerf de la domination turque.

Voici comment. Les chasseurs de bêtes sauvages ont souvent quelques sujets apprivoisés dont la spécialité est d’attirer au piége leurs congénères libres. Les Coul-oghlou, dont la dénomination comme race distincte n’est plus qu’un mot, et qui sont purement et simplement des Arabes, s’étant recrutés de tous les gens qu’attiraient la fertilité du sol et l’exemption d’impôts, forment un noyau précieux d’entremetteurs de trahison, de courtiers de discorde. L’étranger ayant pour maxime « diviser pour régner, » ils sont les diviseurs, ils empêchent de se nouer tout lien qui pourrait réunir dans un but patriotique les éléments éparpillés d’un parti national. Par une juste compensation, ils n’en sont que plus méprisés des Turcs dont ils sont les instruments, et leurs priviléges ne les mettent pas à l’abri des mille et une rubriques que les agents de l’autorité possèdent pour pomper la substance de leurs administrés. Misérables autant qu’ils méritent de l’être, ils engraissent et aident à s’engraisser les sangsues que tous les deux ou trois ans Constantinople envoie en Barbarie ; et tout en se lamentant des vexations et de la rapacité de leurs maîtres, ils sont toujours prêts à obéir, à coopérer à l’écrasement de leurs frères. Chez eux, la servilité est un instinct : vous les entendez se plaindre des pachas, maudire les Turcs, regretter la dynastie indépendante et presque nationale des Caramanly ; mais qu’on donne à l’un de ces mécontents la moindre position officielle ; que dans une visite au château ont lui offre un café en lui permettant de s’asseoir ; qu’un pacha, lui frappant amicalement sur l’épaule, l’appelle en riant pézévenk ou kiarata, et le plus fier d’entre eux se rengorgera, fera la roue et sera tout disposé à vendre les intérêts du pays, à courir sus à quiconque tenterait un mouvement contre les oppresseurs.