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Quand ils demandent un aliment, un secours, c’est simplement et la tête levée, souvent avec une intonation de voix câline, mais sans bassesse.

Ces pauvres gens sentent cependant bien leur infériorité. Résignés à disparaître du sol, si vous leur demandez aujourd’hui ce qu’ils deviennent après la mort, ils vous répondent qu’ils renaissent sous la forme d’un blanc. You my brother long time dead (Vous mon frère longtemps mort), me disait un vieux d’entre eux, et cela avec une sorte d’amitié respectueuse. Pauvres noirs, c’est leur croyance aujourd’hui ; ils disent mélancoliquement comme autrefois les sauvages d’Amérique : White fellow come, black fellows all gone… (Homme blanc venu, hommes noirs tous partis) ; mais ils ajoutent comme pour s’en consoler : By and bye all black fellows white men (Petit à petit tous les noirs hommes blancs).

Les noirs reconnaissent la famille ; chacun d’eux n’a qu’une femme, mais ils ne se marient pas dans leur propre tribu. Quand un jeune homme veut se marier, il enlève une des filles d’une tribu voisine ; un combat simulé a lieu entre les deux tribus ; la lutte se termine par de grandes danses, et la femme reste à son ravisseur. Ils vivent campés par troupes, et maintenant que les tribus sont peu nombreuses, par tribus entières. Ils ne se construisent pas de huttes permanentes ; l’été, de simples branches de gommier entassées et appuyées contre quelques bâtons plantés en terre les garantissent du soleil et du vent chaud. L’hiver, ils détachent des arbres de grands lambeaux d’écorce de huit à dix pieds de hauteur, qui ont pour largeur toute la circonférence du tronc, et avec ces écorces ils se font un abri qu’ils opposent au côté d’où vient la pluie et qu’ils déplacent si le vent vient à changer. Accroupi sur la terre nue, dans la peau d’opossum qui lui sert de lit et de vêtement, chacun d’eux à son feu devant lui.

Aujourd’hui ils ont des fusils et se servent de petites haches pour faire leur bois et couper leurs écorces ; autrefois ils n’avaient que des armes en bois de fer et leurs hachettes étaient des pierres aiguisées attachées au bout de petits bâtons comme les silex des anciens Celtes.

Leurs armes sont terminées par des sortes de crochets ou de harpons au moyen desquels ils retirent les opossums et les chats sauvages des creux des arbres où ces animaux se tiennent cachés durant le jour. Leur adresse pour monter sur les gommiers est bien remarquable. Ces arbres ont un tronc droit et souvent dépourvu de branches jusqu’à vingt et trente pieds de hauteur ; ils sont d’ailleurs trop gros pour qu’on puisse les embrasser.

Voici la manière dont les sauvages australiens se tirent de cette double difficulté. Le noir s’assure d’abord, par la présence de débris au pied d’un arbre, qu’il y trouvera une proie ; alors il assujettit sa lance derrière son dos et fait avec sa hachette, dans l’épaisse écorce, trois entailles superposées, à un pied et demi de distance l’une de l’autre. Il place dans la plus élevée la main droite d’abord, dans la plus basse l’orteil du pied droit, dans l’entaille intermédiaire le pied gauche, et, de la main gauche, qui est libre, il fait une entaille au-dessus de celle dans laquelle sa main droite est placée. Ensuite il met sa hachette dans sa bouche, place sa main gauche dans la dernière entaille qu’il vient de faire, et, reprenant la hachette de la main droite, il fait une entaille nouvelle. Remettant alors encore sa hachette dans sa bouche, il se soulève sur ses deux mains et, plaçant le pied droit dans l’entaille où était primitivement la main droite, il est monté d’un échelon. Ce sont de vrais échelons qu’il se creuse ainsi dans le tronc de l’arbre, échelons où il place successivement les mains et les pieds. Rien n’est plus curieux que de voir son corps noir et maigre se détachant sur le gommier blanc, tous les muscles tendus, cramponné à l’écorce par l’extrémité seulement des membres.

Quand il est arrivé au nid de l’animal, il harponne le malheureux dans son trou, le retire et lui brise la tête contre le tronc en criant et riant de joie ; puis il le jette à sa lubra (sa femme), et redescend comme il est monté. Cette fois, les entailles étant déjà faites, il met autant d’agilité que s’il descendait une échelle.

C’est la femme qui porte ensuite l’animal ou les animaux, si le noir a continué sa chasse. C’est elle qui porte tout, son dernier-né, dans un panier de jonc suspendu à son cou, le gibier tué dans une main et dans l’autre la branche de gommier allumée qui leur sert à faire un nouveau feu lorsqu’ils vont camper ailleurs. L’homme marche en avant, portant ses armes seulement ; la femme vient ensuite, puis les enfants par rang de taille, tous les uns derrière les autres, comme font les kanguroos et les cygnes noirs. Sans doute cet usage vient aux natifs de la crainte des serpents, car où le premier a passé, les autres peuvent marcher sans danger. Jamais on ne rencontre plusieurs noirs de front, même quand ils sont très-nombreux. Lorsque toute la tribu voyage à travers les plaines, on voit de loin une longue file noire se mouvant au-dessus des hautes herbes.

Leur pêche à l’anguille dans les lagunes est un spectacle original. Figurez-vous par un chaud soleil, sous le ciel gris blanc des jours d’été des pays chauds, huit ou dix de ces sauvages à la peau luisante et d’un ton noir cuivré qui tranche sur tous les autres tons un peu monotones de la nature. — Debout dans l’eau jusqu’à mi-jambe ou jusqu’à la ceinture, ils tiennent dans chaque main une lance avec laquelle ils fouillent le fond de l’eau, se balançant et réglant leurs mouvements sur la mesure parfaitement marquée d’un de leurs chants saccadés. Quand ils ont traversé une anguille avec une de leurs lances (ce qu’ils sentent au mouvement qu’elle fait en se débattant), ils la transpercent avec l’autre lance dans un autre endroit, et, tenant les deux pointes écartées, ils la jettent sur la terre à l’un d’eux, qui les met toutes en tas. Ils en prennent de cette façon des quantités vraiment prodigieuses, et en font d’horribles grillades. Ces pauvres gens n’ont pas de casseroles pour préparer leur diner : ils placent leur gibier ou leur poisson sur les braises recouvertes d’un peu de cendres, et le mangent quand il est cuit. Ils n’écor-