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allait régir avec des pouvoirs plus étendus qu’aucun namestnik avant lui ; l’accueil qu’il recevait était le gage de ses futurs succès, de la soumission complète de ces contrées, dont la population guerrière tenait depuis cinquante ans les forces de la Russie en échec.

Une ascension au Koronaï d’où l’on découvre une partie de la chaîne du Daghestan, celle dont Châmyl était encore en possession, ouvrit brillamment cette longue liste d’ovations qui devait accompagner le prince jusqu’à Tiflis. Temir-Khan-Choura, Derbent, Kouba, Bakou, Chémakha, se signalèrent par les fêtes les plus ingénieuses. Chaque soir, pendant le voyage, une centaine de cavaliers, munis de longs bâtons surmontés d’espèces de cages en fer où brillait le naphte enflammé, se joignaient à l’escorte imposante qui nous accompagnait. À voir cette longue suite d’équipages entraînés avec une vertigineuse rapidité, ces cavaliers revêtus de costumes étranges, ces torches gigantesques semblables à autant de météores brillant dans l’obscurité de la nuit, cette route semée de feu, on aurait pu croire à la réalisation d’une de ces ballades fantastiques du moyen âge où des chevaliers sont emportés dans un tourbillon de flammes.

À partir de Chémakha[1], c’est en pays hostile que nous avions continué notre voyage, toujours aux avant-postes de la ligne en même temps de défense et d’attaque du Lesguinstan. Noukha[2], cette ville qui semble semée dans un bois, Kakh, Zakatal, Lagodekhi, ces forteresses au milieu des forêts vierges, offrirent au prince, sous la protection de leurs canons et de leurs vaillants défenseurs, des fêtes militaires pleines d’originalité et d’entrain. À Kvarel, où commence la Géorgie, deux cents princes vinrent réclamer l’honneur d’escorter le namestnik. Ce brillant escadron, revêtu d’habits somptueux, muni d’armes du plus haut prix, monté sur les chevaux de la Kabarda, qui ont conservé la plupart des qualités du cheval arabe duquel ils firent leur origine, nous accompagna jusqu’à Telaf, charmante ville d’aspect tout à fait italien, en passant par Tzinandaly, paisible résidence, une fois témoin de violences et de carnage, alors que Châmyl, trompant la surveillance dont il était entouré, vint pendant la nuit saccager le château et emmener captives les infortunées princesses Orbeliane et Tcheftchevadzé.

De Telaf, l’escorte, auparavant de sûreté, était devenue une escorte d’honneur. La Géorgie est chrétienne, les habitants sont braves et doux, et ce leur sera un éternel honneur d’avoir maintenu pendant tant de siècles leur foi, leur croyance, leur nationalité, entourés d’États musulmans qui, à diverses reprises, ont tenté la conquête de ce beau pays, qu’ils ont pu couvrir de cendres et de sang, mais qu’ils n’ont jamais pu subjuguer.

Moukhravan est le dernier endroit où nous nous sommes arrêtés ; le lendemain, nous arrivions à Tiflis, où une entrée vraiment triomphale attendait le prince Bariatinsky. Ce mélange de pompe européenne et orientale, les uniformes beaux, mais simples, de l’armée russe, contrastant par leur sévérité avec l’éclat des costumes orientaux, l’empressement de tous offraient un coup d’œil vraiment remarquable, et il aurait fallu être plus que blasé sur le saltanat[3] musulman pour ne pas être ébloui d’un pareil spectacle éclairé par un brillant soleil d’automne.

En entrant dans la ville au milieu d’un concours immense qui remplissait les rues étroites du vieux quartier, tout en faisant attention à ne pas écraser sous les pieds du cheval cosaque que je montais quelque curieux imprudent, tâche difficile s’il en fût au monde, je regardais les balcons saillants, les toits plats des maisons regorgeant d’une foule compacte de femmes et d’enfants, de ces belles Géorgiennes que je n’avais entrevues que voilées à Smyrne ou à Constantinople, et qui là apparaissaient dans tout l’éclat de leur beauté. Où étaient Decamps et Marilhat, ces deux excellents artistes qui nous ont révélé l’Orient !

Ce serait une curieuse nomenclature que celle des races diverses composant la foule qui nous entourait. À côté de la papakha[4] et du bechmet[5] tatare revêtus également par les montagnards et les Cosaques de la ligne, du bonnet pointu en forme de claque des Persans, on voyait la papakha en pain de sucre du Géorgien et de l’Arménien, la casquette nationale du marchand russe et son cafetan ; puis c’était la bourka[6] caucasienne, la longue robe des sectateurs d’Ali ; parfois un parsi, en route pour son pèlerinage de Bakou, laissait apercevoir le turban aplati des environs de Bombay ; des Kurdes, quelques Turcs se mêlaient à la foule que dépassaient, sur la place du Bazar que nous traversions, les têtes des lourds chameaux d’Asie, aux jambes courtes, au garrot velu et à la double bosse formant ensellement. La partie féminine, en grande majorité composée de Géorgiennes et d’Arméniennes, chrétiennes par conséquent, usant de ce privilége, si rare chez les femmes orientales, d’aller le visage découvert, offrait aux regards cette charmante coiffure nommée tassakravi, sorte de tortil de baron formé d’un large ruban d’où s’échappe un voile léger lamé d’or ou d’argent, ainsi qu’une pièce de mousseline arachnéenne qui, passant derrière l’oreille et entourant le bas du visage en passant sous le menton, semble comme un compromis entre le voile qui jadis couvrait entièrement la figure et le privilége récemment conquis. Les robes de couleurs éclatantes, aux manches ouvertes dans toute leur longueur, laissant apercevoir un vêtement de dessous en riches étoffes de soie, sont serrées à la taille par un large ruban, généralement pareil à celui du tassakravi, et qui retombe en longs bouts flottants, ou par

  1. Voy. t. I, p. 309.
  2. Voy. t. I, p. 317.
  3. Saltanat, pompe en turc. — Il y a un proverbe oriental qui dit : « La richesse aux Indes, l’esprit en Europe, la pompe (saltanat) chez les Ottomans. »
  4. Papakha, bonnet de fourrure en forme de turban.
  5. Bechmet, redingote serrée à la taille et portant sur la poitrine une cartouchière de chaque côté ; on la nomme aussi tcherkeska.
  6. Bourka, sorte de manteau velu en tissu très-fort et imperméable.