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droite une boîte d’argent destinée à contenir la graisse nécessaire pour l’entretien des armes, et à la gauche le kindjall, ce long poignard du Caucase que l’on voit au côté de tous les habitants de ce pays. Au cou est pendu, par une longue et mince courroie de cuir, un petit bouclier de bois rond, revêtu à la surface extérieure de bandes concentriques de fer fixées par des clous à tête, en forme de pointe de diamant ; au centre une plaque carrée fixée par les mêmes clous et par quatre bandes de fer en croix assure la solidité de cette arme défensive ; l’intérieur est doublé de cuir, et une seule poignée au centre sert à la saisir. L’armement est complété par le long fusil du Caucase, à la crosse mince et étroite, au canon de Damas déroché, maintenu par une multitude de capucines en argent.

Cette députation venait présenter au namestnik une supplique pour demander le changement d’un de leurs chefs, qui, paraît-il, abusait de son pouvoir, pouvoir délégué par eux-mêmes, cependant. Quelques années auparavant cette question se serait tranchée par l’assassinat de l’accusé, et ce respect pour la vie des hommes et pour la justice n’est pas un des moindres bienfaits de l’influence de la Russie dans ces contrées.

Sur la demande qui leur en fut faite, ils exécutèrent une danse guerrière de leur pays. Les visages furent voilés de mailles, et s’accroupissant sans quitter les pieds de terre, après s’être divisés en groupes de deux, ils commencèrent un combat simulé, avançant l’un sur l’autre et reculant alternativement, frappant en cadence du bout de leur sabre sur le bouclier de leur adversaire, mais sans faire aucune parade, aucun simulacre d’attaque ni de défense ; ils auraient tout aussi bien pu rester le visage découvert, car vraiment il n’y avait pas de danger pour eux de se blesser.

Dans l’après-midi, en me promenant au bazar, j’en rencontrai quelques-uns, examinant avec une avide curiosité tempérée par un air d’indifférence les objets si nouveaux pour eux qui s’offraient à leurs regards ; les armes surtout attiraient vivement leur attention. Cette rencontre me fit reporter par la pensée à la description si amusante que fait Walter Scott dans son roman de la Jolie fille de Perth, de ce highlander qui pénètre dans la ville et dissimule également l’effet produit sur lui par les choses qui l’entourent et dont il ignore l’usage.


Départ de Tiflis. — La tarantasse. — Le poderojnaïa.

Ici je reprends mon voyage interrompu dès la première ligne.

Le prince Bariatinsky, dans la sollicitude qu’il n’a jamais cessé de me témoigner, désirait que mon retour jusqu’à Saint-Pétersbourg se fît avec toutes les facilités et toutes les commodités désirables, et jusqu’à ma destination je n’eus qu’à me louer des attentions bienveillantes dont j’ai été l’objet.

J’avais un long espace à parcourir, de vastes steppes à traverser loin de tout secours ; aussi le choix des moyens de transport n’est-il pas indifférent. En fait de véhicules le tarantasse est celui qui offre le moins de chances de ruptures, et qui, avec l’habileté particulière aux paysans russes pour travailler le bois, en offre le plus de pouvoir être réparé partout. Cette voiture, particulière à la Russie, se compose de cinq longues pièces de bois en rondin, de deux mètres et demi environ de longueur, renforcé au-dessous de bandes de fer, reposant par un bout sur l’arrière-train, par l’autre sur un avant-train armé d’une forte cheville ouvrière, et dont les évolutions se font avec une grande facilité. Les roues sont de moyenne hauteur et un peu plus espacées que la voie des voitures ordinaires, ce qui diminue de beaucoup la chance de verser. Une caisse de calèche ordinairement et quelquefois de berline, est fixée sur ces longues pièces de bois, qui, par leur longueur, offrent une certaine élasticité ; un siége assez élevé est posé sur le train de devant ; là prennent place le yemtchik, postillon, et le domestique qui vous accompagne. Trois chevaux[1] sont attelés de front au véhicule ; on nomme cet attelage troïka, du mot tri, trois. Celui du milieu est placé entre les brancards maintenus par une solide courroie attachée à l’essieu qui dépasse les moyeux des roues de devant et vient aboutir à la douga, forte pièce de bois en forme ogivale, qui s’élève au-dessus de la tête du cheval et est retenue à son collier et aux brancards par des attaches de cuir serrées de la manière la plus rigide. Du sommet de la douga part un bridon qui sert à soutenir la tête du cheval ; et, pour en compléter la description, il ne faut pas oublier les deux clochettes généralement accordées à la tierce, qui servent à animer les chevaux, et à l’harmonie desquelles le yemtchik n’est certainement pas insensible.

Pour aller vite en Russie, deux choses sont essentielles ; de l’argent et surtout un poderojnaïa (passe-port) de courrier. De l’argent, assez ordinairement on se met en route avec ce nerf de la guerre ; l’autre point est plus difficile à obtenir ; n’en a pas qui veut. Avec un poderojnaïa ordinaire on peut rester quelques heures à chaque poste s’il n’y a pas de chevaux. On attelle longuement, et les chevaux que l’on vous donne sont de bons chevaux de paysans russes, infatigables, mais n’en prenant qu’à leur aise ; quand on a obtenu en moyenne une vitesse de six à huit verstes[2] à l’heure, on doit se trouver très-heureux. Avec un passe-port de courrier, rien de tout cela n’est à craindre ; à la simple vue du bienheureux papier toute la poste est en l’air, chacun prend part à la besogne, les chevaux sont bientôt garnis, et quels chevaux ! pleins de feu, d’ardeur, quelques-uns ne dépareraient pas les équipages les

  1. Quelquefois, à cause du mauvais état de la route, on augmente forcément le nombre des chevaux : mais les trois chevaux de limon restent attelés de la même manière ; habitués qu’ils sont à aller ensemble, peut-être n’en souffriraient-ils pas d’autres à leur côté. Les chevaux en surplus sont attelés deux à deux, et ceux de devant, s’il y en quatre en surplus, sont conduits par un postillon nommé falêtre, qui, à l’envers des nôtres, est monté sur ce qu’ici on nomme le mallier, le cheval de droite.
  2. La verste équivaut à un kilomètre soixante-six mètres.