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« Sur la rive gauche de l’Aragvi, au sommet d’une montagne, s’élève l’ancienne église de Djouari-Patiosani (de la croix vénérable)[1], dominant toute la contrée et d’où l’on doit jouir d’une superbe vue ; j’eus le regret de ne pouvoir y arriver faute de temps. Il y a une légende sur ces deux églises. La première aurait été l’œuvre d’un architecte qui serait mort de désespoir en voyant que son élève l’avait surpassé en construisant la seconde. »

Le chemin jusqu’à la petite ville de Doucheti, où nous devions passer la nuit, n’offre rien de remarquable ; la campagne y est seulement plus cultivée que ce que j’avais vu jusqu’alors au Caucase. Sur la gauche à quelque distance de la route, on aperçoit un petit lac de deux verstes environ de circonférence, auquel je n’ai pu apercevoir aucun affluent.

Doucheti est une petite ville avec une place immense et des rues principales d’une largeur considérable, bâtie comme les villes de Géorgie que j’avais vues jusque-là, en briques et en cailloux roulés, par assises alternatives. Là comme à Tiflis on retrouve le toit en terrasse faisant saillie sur la rue et où se passe une partie de la vie domestique des Géorgiens.

Ce n’était pas tout que d’être arrivés, il fallait se loger et souper. L’auberge près de laquelle s’arrêtèrent nos équipages me parut ressembler beaucoup aux doukhans (cabarets, en géorgien) que nous avions rencontrés sur la route, et je fis une assez triste mine, persuadé que nous ne trouverions là qu’un fort mauvais repas et une nuit sans sommeil. Mon compagnon de voyage en jugea ainsi que moi, mais connaissant beaucoup mieux le pays, il se dirigea vers une des rues qui s’ouvraient sur la place, en nous assurant qu’il trouverait moyen de nous loger plus agréablement. Nous le suivîmes et nous entrâmes après lui dans une maison de bonne apparence à laquelle attenait un frais jardin.

Le maître de la maison apparut aussitôt. C’était un homme jeune encore, à la physionomie ouverte, et revêtu de l’uniforme à passepoil vert qui distingue les officiers du corps des voies de communication (ponts et chaussées). Avant qu’aucune demande ne lui fût adressée, il nous déclara avec le sourire le plus aimable que nous étions les bienvenus, que nous serions ses hôtes aussi longtemps que nous voudrions lui faire l’honneur de demeurer chez lui. Je fus charmé de toutes ses paroles aussi bien que de ses attentions, et je regrette sincèrement de ne pas avoir écrit son nom : j’aurais été heureux de pouvoir lui donner ici un témoignage public de ma reconnaissance. Quelques minutes après, le somovar (bouilloire) était apporté, et en attendant le souper, assis au frais sous une vaste tonnelle, nous savourions le délicieux karavanskii-tchaï (thé de caravane), accompagné d’une collection de petits fours à faire pâlir la boulangerie viennoise.

Le souper fut très-confortable, et le reste de l’hospitalité était si bien à l’avenant que le lendemain matin ce fut à onze heures seulement que nous pûmes nous remettre en route.


L’Aragvi. — Une famille géorgienne. — Une légende. — Ananour. — Passanaour.

Le pays devenait de moment en moment plus accidenté. La route suivait presque toujours les bords de l’Aragvi qui bouillonnait à notre droite dans son lit de cailloux. Au bas d’une descente nous rencontrâmes une famille géorgienne en voyage, arrêtée auprès d’une fontaine de l’effet le plus pittoresque. Cette halte formait un charmant sujet de tableau que je me promis bien de ne pas oublier.

Sur notre gauche se dressaient de hauts rochers couronnés de distance en distance de tours de garde circulaires, plus étroites en haut qu’en bas. Plus loin je découvris les restes informes d’un château perché ainsi qu’un nid de vautour au sommet d’un pic élevé, et dont l’accès me sembla presque impossible. Il fut témoin vers la fin du siècle passé d’une de ces scènes dont le moyen âge semble avoir eu particulièrement le privilége. Le prince de ***, possesseur de ce château, aperçut sur la route qui passe au pied du rocher, une jeune femme de haute famille voyageant avec son chapelain et quelques serviteurs. Descendant de son repaire et accompagné de nombreux satellites, il enleva la noble voyageuse, et envoya, comme par défi, les vêtements de sa victime aux membres de sa famille. Une vengeance terrible devait être le prix de cette action infâme. Les parents de la jeune princesse réunirent leurs vassaux et vinrent mettre le siége devant le château qui, malgré sa situation presque inaccessible, fut pris. Ses défenseurs furent massacrés, la famille entière du ravisseur fut exterminée, et les murailles témoins du forfait furent démantelées comme pour en noter d’infamie à jamais le souvenir.

Nous allions entrer dans les gorges de l’Aragvi là où les montagnes se resserrant davantage ne laissent qu’un étroit passage entre la rivière et le rocher. Leur entrée est défendue par la forteresse d’Ananour, reste du quinzième siècle, qui domine un village de peu d’importance.

Ainsi que Mtskheta, Ananour se présente sous la forme d’une enceinte quadrangulaire crénelée, flanquée de tours circulaires. Au centre s’élève une église de belles dimensions, et dans un angle on en voit une seconde ; toutes deux sont sous l’invocation de sainte Khitobel. Le village possède également une paroisse. Cette forteresse a d’ailleurs perdu toute son utilité, la route étant maintenant sûre.

Ananour fut jadis la résidence des Eristaff[2] de l’Aragvi qui étaient au nombre des grands feudataires des rois de Géorgie.

    coutures. Il l’apporta en Géorgie et la donna à sa sœur qui lui reprocha d’avoir assisté à la mort du Christ. Elle mourut de saisissement après s’être enveloppée du khiton. On ne parvint jamais à le lui enlever et elle fut ensevelie avec le saint vêtement.

  1. Le général Bartholomaei a donné les dessins et les inscriptions de la croix vénérable dans ses Lettres numismatiques et archéologiques relatives à la Transcaucasie.
  2. Eristaff veut dire en géorgien tête de peuple. Il y a encore en Géorgie une famille princière du nom d’Eristaff ; le titre est devenu le nom.