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Ajoutons que le propriétaire d’une hacienda qui compte un certain nombre d’habitants a droit de punition comme juge : il est dans son hacienda, de même qu’un capitaine de navire à son bord, seigneur et maître.

Si un peon s’échappe, son maître peut le faire arrêter dans toute l’étendue du Mexique, et lui infliger telle punition qu’il lui plaît. Si l’amo est humain et juste, les peons n’ont pas le désir de le tromper et de le quitter ; si, au contraire, il est inique et cruel, les peons sont aussi malheureux que les nègres esclaves des États-Unis.

Le salaire d’un peon est en moyenne de deux réaux (1 fr. 25).

M. Zuluaga était aimé de ses ouvriers ; il entretenait à ses frais un maître d’école, et le dimanche il présidait à la prière de l’église ; car ce pueblo, comme tant d’autres, est privé d’ecclésiastique.


Une excursion dans le bassin du rio Gila. — Le presidio de Janos. — Les serros don Diego. — La passe de Boca-Grande. — Le mesquite. — Un camp mexicain. — Prisonniers apaches. — Attaque d’une rancheria. — Le champ de bataille.

Nous avions passé près d’un mois à Corralitos ; le temps s’était écoulé sans ennui pour nous. Mais nous ne pouvions oublier notre but. Cependant aucune caravane n’arrivait. Nous nous entendîmes avec quelques jeunes Américains qui attendaient comme nous une occasion, et nous résolûmes d’aller explorer le rio Gila. M. Zuluaga, notre hôte, voulut nous détourner de donner suite à ce projet dont l’exécution, disait-il, était périlleuse. Mais voyant que notre parti était pris, M. Zuluaga nous pria de retarder du moins notre départ de huit jours. Il nous proposa de nous donner du renfort, à la condition que nous lui rapporterions quelques chargements tirés des mines de cuivre qui se trouvent sur le Gila. À cet effet il nous confia quatre wagons attelés chacun de huit mulets, et des muletiers pour les conduire. Il nous donna aussi des peons armés pour nous servir d’escorte et un vieil Indien mineur, du nom de Tatatché, pour guide ; ce dernier connaissait parfaitement toutes les localités de la route et les mines de cuivre.

Notre caravane se composait de trente-cinq hommes. Nous laissâmes à Corralitos nos malles, n’emportant que le strict nécessaire pour une expédition de deux mois.

Nous arrivâmes le 8 septembre 1859 au presidio de Janos, limite extrême de l’État de Chihuahua[1].

On appelle presidio une place tenant garnison pour protéger les haciendas contre les Indiens.

Le presidio de Janos n’est gardé que par soixante ou soixante-dix hommes.

En arrivant, nous apprîmes que quarante hommes de troupe s’étaient mis en campagne par ordre de M. Zuluaga, chef politique du canton. C’était une surprise que notre hôte de Corralitos nous avait ménagée. Il avait voulu former une avant-garde pour protéger notre marche et avait donné pour guide, au capitaine, le chef indien détenu à Corralitos. Cette troupe s’était mise en marche huit jours avant notre départ de Corralitos.

Les murs formant les fortifications du presidio étaient bâtis en adobes. L’ensemble rappelait les haciendas. Toute l’artillerie de la place se composait, comme à l’hacienda de Corralitos, de deux pièces de canon de douze, liées avec des cordes sur l’essieu d’une voiture ordinaire.

Nous achetâmes à Janos deux bœufs, au prix de quarante piastres chaque.

Le 9 septembre nous entrâmes en plein désert. Notre marche était lente à cause des bœufs que nous chassions devant nous et que nous ne voulions pas échauffer.

Le lendemain, à la pointe du jour, nous aperçûmes au loin une grande chaîne de montagnes où se trouve une célèbre passe nommée Boca-Grande (grande bouche).

Le 12 septembre, à la pointe du jour, continuant à marcher dans la direction de la Boca-Grande, nous traversâmes d’immenses prairies couvertes de mesquites. Le mesquite (prosopis glandulosa) est très-répandu dans tous les États du Mexique, surtout dans l’État de Chihuahua ; c’est plutôt un arbuste qu’un arbre. Il forme des bois entiers et donne une gousse bonne à manger. Rien n’est plus rafraîchissant, pour le voyageur altéré et qui manque d’eau, que cette gousse avec sa saveur aigre-douce. On dirait que cette plante a été placée par la Providence dans ces arides déserts pour y soulager l’homme qui s’y trouve égaré. Les antilopes et les autres animaux viennent aussi se désaltérer avec cette plante qui donne, en outre, le charbon le plus estimé pour les fonderies d’argent. Aussi est-elle la source d’une grande industrie.

Vers trois heures de l’après-midi, un spectacle inattendu se déroula sous nos yeux. Aux pieds de la Boca-Grande, sur une légère pente campaient les soldats mexicains revenant de leur expédition. Sur les lances piquées en terre flottaient leurs sarapés bariolés de couleurs éclatantes, tentes improvisées, de toute grandeur et de toute forme. Alentour se groupaient les soldats avec leur costume brillants ; leurs chevaux paissaient en liberté. Cette scène animait une nature resplendissante pour la beauté de ses lignes et le luxe éblouissant de la végétation. Autour de nous s’élançaient les grands joncs avec lesquels les Indiens font leurs flèches, le magais, l’agave mexicaine, le cactus organos, le cactus opuntia, le cactus péruvien. À droite, au pied de la montagne, coulait le rio Casas-Grandes bordé d’alamos. Aucun détail ne manquait à l’harmonie du tableau.

À notre arrivée au camp, le capitaine nous reçut avec la grâce et la politesse qui caractérisent les Mexicains. Il suspendit l’ordre du départ qu’il venait de donner.

Au milieu du camp étaient accroupies dix-neuf femmes apaches entourées de plusieurs enfants, et le capitaine nous montra dix-neuf chevelures encore chaudes, que les Mexicains venaient d’enlever aux Apaches, après la destruction d’une rancheria tout entière.

  1. Le major Émory, dans son livre intitulé : Narrative of a military tour en 1846, place à tort Janos en Sonora.