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pour le prix de la laine, ce qui donne un profit de trois douros. Les femmes fabriquent aussi des espèces de chemises grossières de laine, qu’elles savent teindre en longues bandes alternant du rouge au vert, au jaune et au blanc. Elles peuvent en faire quatre par mois, et elles les vendent environ douze douros, c’est-à-dire trois douros chacune. De ces douze douros, il faut retrancher vingt-neuf francs pour la laine et les couleurs, et de cette manière le gain d’une femme par son travail est d’environ trente francs par mois en moyenne.

La dépense d’un homme seul peut être d’un franc par jour.

Le travail de la population masculine a lieu dans les jardins. Les façons données à la terre, les semis, les récoltes des différents fruits et légumes, et surtout l’arrosage des palmiers, des couches de melons, de citrouilles et de toutes les plantes dont l’eau est la condition essentielle de vie, occupent ici plus que partout ailleurs ceux des Beni-Mezab qui ne s’adonnent pas au commerce. C’est la véritable source de ces grandes fortunes dont l’importance, quelque élevée qu’elle soit, serait loin chez nous, cependant, de mériter ce nom. Un homme fait une plantation de palmiers ; lui et ses fils suffisent largement aux soins qu’elle réclame, et s’il a besoin d’aide, il trouve des hommes de peine qu’il paye un franc par jour, plus la nourriture. Peu à peu, le produit de ses récoltes de dattes lui permet de faire les frais d’une nouvelle plantation. L’accroissement du revenu donne lieu progressivement à l’extension du fonds. Au bout de quelques générations, la famille possède une fortune[1].

Le commerce offre aux Beni-Mezabites un moyen de s’enrichir plus rapide. Comme tous les commerçants de ce pays vendent les mêmes marchandises ou à peu prés, un exemple suffit pour en donner l’idée. C’est un de mes amis, un jeune homme qui a une boutique à El-Bokhari (en face de Boughar) et qui, de plus, voyage presque continuellement entre Alger et son pays. Il m’a dit que son gain annuel est toujours au minimum de 60 pour cent net. C’est un beau profit, mais il faut considérer qu’il n’a lieu que sur un capital de dix à douze mille francs. J’ai appris de lui qu’un individu qui engagerait ses fonds dans les spéculations d’un marchand mezabite, sans prendre part au travail, retirerait environ 15 pour cent de son argent.

Il me reste à te parler des mœurs de mes amis les Beni-Mezab. Elles se ressentent malheureusement encore trop de l’ancien état de guerre permanent. En outre, vivant au milieu d’une nature rude, les Mezabites sont restés rudes comme elle. Ce n’est pas leur faire injure que de dire qu’ils auraient de grands progrès à faire pour arriver aux manières civiles et gracieuses des citadins du nord.

Leur vêtement est le même que celui des Arabes, sauf qu’ils mettent rarement le burnous et ne se ceignent jamais la tête de la corde de poil de chameau traditionnelle. Les femmes ont un costume tout différent de celui que portent leurs voisines. Elles ramassent leurs cheveux en trois touffes, l’une placée derrière la tête, les deux autres de chaque côté de la figure, ce qui rappelle un peu les portraits de nos grand’mères, dans leur jeunesse. Leur vêtement de corps consiste, autant que j’ai pu le comprendre, en deux pièces d’étoffes qui se réunissent au moyen d’agrafes sur chaque épaule, et qui sont liées par une ceinture. Le vêtement est décolleté et de plus ouvert de chaque côté, de sorte que pour peu que ces dames fassent un mouvement, elles découvrent leur sein ou leurs jambes jusqu’à la hanche ; mais c’est le moindre de leurs soucis, pourvu qu’elles aient le visage couvert. Outre le henné et le koheul, dont elles se servent comme les Arabes, elles ne se croiraient pas en grande toilette, si elles n’avaient pas préalablement peint une grande tache noire sur le bout de leur nez. Les dames comme il faut ne sortent qu’enveloppées d’une grande pièce d’étoffe blanche ; le premier venu ne peut donc pas être sous l’influence de l’ornement séducteur, mais les petites filles non mariées, et surtout les mulâtresses, sortent sans voile. Toutes s’habillent de même, et le jour de l’Aïd-el-Kebir, c’est vraiment drôle de voir cette multitude de grands et petits nez, ornés d’une grande mouche noire.

Les femmes mezabites, séquestrées comme elles le sont, et privées de toute espèce d’instruction, ne peuvent qu’avoir un moral inférieur. Depuis deux mois que je suis installé ici, j’ai eu plus d’une occasion de l’observer. Jeunes gens et jeunes filles sont mariés de très-bonne heure. J’attribue en partie à cette cause la petite taille surprenante des femmes ; il n’est pas rare qu’elles soient mères à douze ou treize ans. Dans le mariage, il n’y a de dot de part ni d’autre ; le fiancé fait seulement un cadeau de noces à sa future, et selon ses ressources. Il organise une fête plus ou moins somptueuse, avec force couscous et force poudre brûlée. Je suis invité à une noce pour cet hiver ; toute la ville sera traitée.

Autrefois, avant l’arrivée des Français, on avait souvent à déplorer dans le pays des actes de barbarie atroce, à peine croyables. Lorsque deux villes étaient ennemies, tous les bons instincts disparaissaient ; on tuait de part et d’autre hommes, femmes et enfants. Lorsqu’un chef de famille, connu par son courage et son audace, venait à mourir, les ennemis de la ville où il demeurait et ceux qui pouvaient le devenir d’un moment à l’autre, cherchaient à s’emparer de ses enfants pour les égorger. On a vu de ces barbares ouvrir le ventre d’une femme enceinte pour en arracher et anéantir le fruit de ses entrailles. Ces faits paraîtraient exagérés si je n’avais pris la précaution de copier un acte passé devant le djemaa de Berrian à propos d’un crime de cette nature. Des hommes que les surexcitations des guerres civiles rendaient capables hier encore, de pareilles extrémités ne peuvent pas se policer d’un jour à l’autre.

Voilà ce que j’avais à te dire sur le pays où je viens de

  1. L’origine la plus commune des fortunes des familles mozabites est dans l’économie des bénéfices réalisés dans les grandes villes du Tell par l’exercice momentané de professions industrielles. Après un séjour de plusieurs années, le Beni-Mezab a un pécule qu’il convertit en marchandises, celles qu’il sait manquer dans son pays, et, en y rentrant, il double ses économies par la vente des produits apportés. Parti pauvre, il est revenu avec un avoir.