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me naturaliser en quelque sorte, et que je considérerai dans le courant de mon voyage comme le port de ma patrie, car au delà du pays mezab et chaanba, ce n’est plus l’Algérie : c’est le grand désert. Si j’y dois pénétrer un jour par cette route, je laisserai ici un petit nombre d’amis chez lesquels je serai toujours sûr de trouver au retour un bon accueil. N’est-ce pas la meilleure tactique à adopter pour un long voyage d’exploration, que de ne pas faire une étape en avant sans laisser derrière soi quelqu’un qui puisse au besoin protéger votre retraite.


Methlily, 11 août.

Le sort en est jeté, mon départ pour El-Goléa (El-Menia) est fixé au 20 de ce mois. Sidi-Hamza a cru pouvoir m’assurer sa protection jusqu’à cette ville perdue dans les sables, à l’extrémité sud de nos possessions. Je ne me dissimule pas que l’entreprise que je vais tenter est un peu hasardée ; l’issue seule prouvera si j’ai eu raison de m’y engager. Ne sois pas inquiet de moi, les Chaanba de Methlily me donnent deux hommes qui ne partiraient pas si la responsabilité était trop grande. J’emporte peu de bagage et je voyagerai assez rapidement. Je ne crois pas rester plus de seize à dix-huit jours absent, mais je suppose que pendant ce temps je n’aurai pas d’occasion de t’envoyer de mes nouvelles ; ainsi, il ne faudra pas t’étonner d’un silence prolongé et n’en rien augurer de mauvais. Le jour même où je quitterai Methlily, je t’écrirai encore un mot d’adieu. Aujourd’hui, les mouches m’ahurissent tellement, que je ne puis pas mettre deux mots l’un au bout de l’autre. Ces malheureuses mouches, elles sont mortes à l’heure qu’il est à Biskra. La latitude est pourtant plus basse ici, mais le plateau est plus élevé. De là la différence des températures.

Le kaïd Ommar, de Ghardaya, celui qui a mis une de ses maisons à ma disposition, m’a chargé de te présenter ses hommages. Je te dirai aussi que, lorsque je reçus ta dernière lettre, le domestique du gouvernement, Rezsag, qui fait ma cuisine, a absolument voulu baiser ton écriture. Au reste, tous ces braves gens se réjouissent quand je reçois des nouvelles de France. Les Mezabites avec lesquels j’ai été en rapport se sont tous attachés à moi ; il n’est pas jusqu’à mon ex-domestique Sliman, que sa paresse et son insouciance m’ont obligé de congédier, qui me salue cordialement lorsque nous nous rencontrons. Son fils m’a apporté les premières grappes de raisin de son jardin.


Methlily, 28 août.

C’est ici que j’ai dû organiser mes derniers préparatifs et prendre mes guides. Aujourd’hui même je vais me mettre en route. La djemma de Methlily a arrêté ce qui suit : on me donne un chameau et j’en loue un autre (40 fr.) ; deux hommes d’El-Goléa, qui sont ici, m’accompagnent. Ils étaient peu disposés à me servir de guides ; mais après avoir lu la lettre de Sidi-Hamza, une autre lettre adressée à la djemma d’El-Goléa au nom des Chaanba de Methlily, et moyennant un prix convenu entre nous, ils promettent de m’accompagner, de me servir en route, et, si nous ne pouvons entrer dans la ville, de me ramener à Methlily. Dans le cas où les Chaanba-el-Madhi, habitants d’El-Goléa, m’accueilleront au milieu d’eux comme le leur ordonne Sidi-Hamza, je me propose de revenir par Ouargla. On a longtemps cherché à m’effrayer, et l’on était presque parvenu à me faire croire que j’affrontais un risque sérieux ; mais aujourd’hui je suis convaincu du contraire. Le pis aller sera que je sois obligé de me contenter de voir El-Goléa sans y entrer.

Pendant vingt-cinq jours environ à partir d’aujourd’hui, je n’aurai probablement aucune occasion de te donner de mes nouvelles. Ainsi, ne sois pas inquiet d’un long silence de ma part. C’est un prélude à l’irrégularité de notre correspondance l’année prochaine.


Ghardaya, 30 septembre.

Me voici de retour, sain et sauf. Je me hâte de t’en informer, et je commence mon récit en laissant de côté les détails de la route, qui n’est belle ni à l’est, ni à l’ouest, car j’ai voulu effectuer mon retour par une autre voie que celle suivie à mon départ de Methlily, afin d’élargir le relevé du pays. Je dois noter cependant que c’est entre Methlily et El-Goléa que l’on commence à faire connaissance avec le fameux océan de sables mouvants dont on croyait autrefois le grand désert entièrement composé. Aux approches d’El-Goléa, c’est seulement une traversée de quelques journées ; mais alors, quelle lenteur dans la marche, et quelle fatigue !

J’arrive à la réception qui m’a été faite chez les Chaanba-el-Madhi.

J’entrai dans El-Goléa de nuit, le sixième jour après mon départ. Mes guides qui jusque-là avaient été peu communicatifs, mais convenables, furent saisis d’une peur terrible ; ils craignaient de me cacher ou de déguiser ma nationalité, et finirent par m’abandonner seul avec mon petit bagage, à côté de la porte de la ville basse. Un seul homme était venu les questionner, mais il avait flairé le Roumi, et mon bagage étranger était bien fait pour me trahir. J’étais couché sur mon matelas, toutes mes armes étaient sous ma main et je faisais bonne garde. Je restai ainsi quelques instants dans une solitude et un silence complets ; puis je vis arriver, comme un ouragan, un homme armé de sa clef, longue canne garnie de clous à une extrémité. Il me demanda, hors de lui, ce que je venais faire et qui m’avait amené. Je lui répondis, avec un sang-froid apparent et en laissant briller mes armes, que je ne m’expliquerais qu’en présence de la djemaa, à laquelle j’étais adressé par Sidi-Hamza, et quant à mes guides, je lui répondis qu’ils m’avaient abandonné et s’étaient éloignés dans la direction que je lui indiquai. Il me quitta et les rejoignit bientôt ; je les entendis se disputer pendant fort longtemps, et la solution de leur conversation fut qu’on vint me prendre avec plusieurs hommes qui emportèrent mon bagage sur la place de la ville basse. Tout cela se fit sans qu’il s’échangeât une parole entre eux et moi. Beaucoup de Chaanba se rassemblèrent, et celui qui était venu me chercher les