Page:Le Tour du monde - 04.djvu/196

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ou dans l’exil, ou tout au moins dans des retraites impénétrables. Ceux qui échappèrent à la proscription et aux galères durent se condamner à l’oubli. Bidera disparut ainsi, avec vingt mille autres. Et l’on n’a plus entendu parler de lui. Les uns me disent qu’il est mort de chagrin, en apprenant que son fils, prisonnier d’État et fou de rage, s’était jeté par la fenêtre d’un hospice. D’autres racontent que s’étant réfugié en Sicile où il ne put gagner sa vie, parce que, suspect à la police, il rendait suspects les autres et n’osait voir personne, il est mort de faim.

J’espère que ce n’est pas vrai ; j’affirme seulement que c’est très possible.

Mais n’attristons point ces pages, et reprenons notre promenade avec le guide que je viens de vous présenter. Nous parlions de Naples inondée et des trajets périlleux sur les épaules des lazzarone. « Je m’y risquai un jour, dit Bidera, et, pour votre règle, écoutez ce qui m’advint :

« La lave de Tolède courait former un lac devant le palais de la Foresteria-Reale, et une autre descendait de la Taverna-Penta pour aller à San-Giacomo. J’étais dans un angle du carrefour avec un grand nombre de servantes qui allaient au marché avec leurs paniers, caquetant entre elles et attendant de pouvoir traverser la mare. Un de ces bipèdes aquatiques s’approche de moi :

« — Hein, monsieur, passons-nous ? »

« Le voyant mal en jambes, je répondis que non ; mais le bandit traduisit ce non comme fait l’amant de celui de sa maîtresse, parce qu’il lisait dans mes yeux l’envie de passer, et il répéta :

« Hein, monsieur, passons-nous ?

« — Laisse donc, je suis très-lourd.

« — Vous ne pesez pas un brin de paille.

« — Quoi ! tu voudrais, avec ces jambes…

« — Nous allons voir… »

Mendiantes dans la rue de Tolède, à Naples. — Dessin de Ferogio.

« Et je me vis suspendu entre ciel et terre.

« Ah ! que j’avais donc bien prévu ma chute ! Le pauvre diable ne peut tenir sous sa charge ; et les servantes malicieuses de s’écrier : « Hou ! hou ! le monsieur… le voilà qui va tomber !… le voilà qui tombe !… Hou ! le voilà tombé !… »

« Et de fait, au milieu de ces acclamations universelles, le balourd, en s’affaissant peu à peu, m’avait plongé dans l’eau courante. Il était resté sous moi ; et en sortant sa tête du liquide argileux, il me priait de me lever. Moi, pauvre vieux, avec une main embarrassée de mon parapluie ouvert, je ne pouvais me mettre en équilibre.

« — Hé, monsieur, me disait le pauvre homme, vous y avez pris goût ? »

« Et je répondais :

« — Laisse-moi donc trouver un point d’appui quelconque ! »

« Enfin je me levai comme il plut à Dieu. Et elles riaient de moi, les sournoises, en faisant semblant de me plaindre. Je payai par pitié mon obole à ce méchant Caron qui ne m’avait pas déposé sur l’autre rive, et je lui dis : « Tu vois si je ne pesais pas un brin de paille ? » Le lazzarone, comme extasié de ma générosité, répondit : « Vous avez raison, vous pesez beaucoup, parce que vous êtes un homme d’or ! »

Que dites-vous de cette réponse ? Vous en recevrez par jour mille pareilles, en vous promenant chez ce peuple paresseux mais alerte. Et maintenant, monsieur, que dans cette causerie préliminaire je vous ai fait connaître celui qui nous guide et ceux que nous allons visiter, nous pouvons nous mettre en marche. Je dis en marche, entendons-nous bien, et non pas en voiture ni à cheval. Je voudrais bien entrer dans le corricolo d’Alexandre Dumas et y trouver son esprit et sa plume. Par malheur, on ne s’est jamais promené en corricolo dans Naples, et ce rapide attelage ne roule plus