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que dans les campagnes la foule bariolée qu’un cheval de rien emporte si légèrement.

J’ai sous les yeux un dessin de ce véhicule, et, tout comique qu’il soit, ce n’est point une caricature. Ne sont-ils pas dix-sept entassés là pêle-mêle : quatre sur l’unique banc de la caisse : un gros prêtre, un vieux bonhomme et une femme entre eux avec son enfant sur les genoux ; trois autres, dont le cocher, sur le brancard (le cocher se met quelquefois derrière, à l’anglaise, tenant le fouet et les rênes par-dessus la tête de ses pratiques), puis deux femmes assises sur la banquette, cinq hommes debout devant elles, un autre homme assis sur un marchepied postérieur, et qui tient une malle sur ses genoux ; enfin un gamin dans le filet qui dandine sous la carriole si bien peuplée. J’ai vu de plus, quelquefois, un lazzarone ou deux courir derrière la voiture et s’y suspendre de temps en temps n’importe où, pour se reposer, s’attachant aux roues, aux parois ou à la limonière, par de vrais tours de force. Et tout cela, traîné par une seule rosse qui paraît tomber d’inanition, se précipite à fond de train dans des flots de poussière et franchit plusieurs milles au galop.

Par malheur, dis-je, on ne s’est jamais promené ici dans ce véhicule pittoresque. Autant vaudrait voyager dans Paris en patache : on serait moins remarqué. D’ailleurs le corricolo va trop vite et ne laisse pas le temps de regarder. Partons donc à pied, si vous le voulez bien, et entrons dans les quartiers populaires.


II


La rue de Tolède. — Les popolani libéraux. — Le vieux Naples. — L’histoire de Pinerol : l’horloge du menu peuple. — La rue du Port ; taverne en permanence — Les défis des mellonari. — Les maccaronari et leurs pratiques. — Les frangellini. — Le pizzaiolo. — Digression sur les vins de Naples. — La marchande de maïs.

Nous sortons de bonne heure ; la grande rue de Tolède est encore plongée dans un profond sommeil. Nous allons donc la quitter, si vous le voulez bien : elle n’offre d’ailleurs rien de remarquable. C’est une double file de maisons assez également alignées, et qui ressembleraient presque à nos maisons de Paris, si elles n’avaient pas un certain air d’ampleur qui manque aux nouvelles constructions parisiennes. Ici les étages sont moins rapprochés ; les croisées, plus hautes, donnent toutes ou presque toutes sur des balcons spacieux : chacune a le sien, qui peut contenir aisément six à sept personnes. Chaque maison ou palais, car c’est le nom ampoulé qu’on donne ici à la moindre bicoque, a sa porte cochère ouverte sur la rue ; les trottoirs s’abaissent assez ingénieusement pour permettre aux voitures de passer sous ces vastes arcades et de s’engager dans les cours intérieures, assez larges pour que l’attelage le plus lourd y tourne aisément. Entre ces portes cochères, dans la rue de Tolède, s’alignent des magasins pareils aux nôtres, et qui donnent à Naples un certain air de ville de province accoutrée à l’instar de Paris. Dans la journée, la rue est vivante et bruyante comme notre rue Saint-Denis ; il y a, de plus, entre les boutiques, des étalages de marchands ambulants qui ajoutent à tout ce bruit certaines intonations de musique foraine. C’est un lieu de promenade et un centre d’affaires ; les voitures s’y pressent à toute heure du jour, et toutes les voitures, hélas ! inventées pour écraser les passants, depuis la calèche des oisifs jusqu’aux grands chars de chanvre infect qui passent la nuit, tirant derrière eux une sorte de paillasson au bout d’une longue corde. Sur ce paillasson, qui traîne ainsi sur le pavé, est assis un enfant qui chante, ou plutôt qui pousse des cris aigus, répondant aux plaintes des lourdes roues.

Je me trompais, tout à l’heure, en vous disant que la rue de Tolède n’offre rien de curieux ; je voulais dire seulement qu’elle est la moins curieuse des rues napolitaines. Mais la moins curieuse des rues napolitaines, celle qui ressemble le plus aux rues des deux mondes, a encore son caractère, son individualité marquée, ses libertés surtout, qu’elle perdra bientôt sans doute, mais qu’elle n’a pas encore perdues tout à fait. Ainsi l’édilité italienne, qui vient de succéder au syndicat indifférent des Bourbons, n’a pas encore obtenu des porchers l’engagement formel de ne plus faire passer leurs animaux dans la plus belle rue de la ville. On y rencontre encore assez souvent, sur les trottoirs trop étroits et sur les larges dalles où roulent les voitures, entre les jambes des chevaux ou des passants, les groins intempestifs de ces pachydermes. Je ne parle pas des troupeaux de chèvres et de moutons, ni des vaches qui vont le matin, de porte en porte, distribuer leur lait qu’on trait sur place pour la sécurité des consommateurs ; ni des poules et des coqs qui descendent quelquefois familièrement des ruelles voisines où ils ont leurs basses-cours autorisées, ni des ânes chargés d’immondices ou de comestibles, ou montés par des cavaliers sans prétention, ni des bœufs traînant des chariots, ni des mendiants à moitié nus, étalant des plaies hideuses pour soulever les cœurs qu’ils ne savent plus toucher autrement : on voit tout cela dans la rue de Tolède. J’insiste seulement sur les sangliers peu sauvages qui font une si étrange figure entre ces boutiques prétentieuses et ces palais historiés d’écussons.

Cependant, à l’aube (et nous venons de sortir à l’aube), la noble rue est vide encore, inerte et endormie. C’est à peine si l’on voit passer, avec son âne, le balayeur privé, qui recueille son fumier avant que les balayeurs officiels soient éveillés encore. Ceux-ci le laissent faire, parce qu’il leur épargne de la besogne, en emportant à la campagne ce qu’ils seraient forcés, eux, de jeter dans les égouts ou à la mer.

Mais, dans les quartiers populaires où nous entrons, tout s’éveille, et nous pouvons déjà, dès les premières heures du jour, découvrir tout ce qu’il y a de misère et d’incurie chez cette plèbe presque sans besoins et qui se laisse vivre.

Je ne parle pas des hauts quartiers, ceux qui montent de la rue de Tolède au nouveau cours Victor-Emmanuel, admirable promenade en construction, qui enlace à mi-côte les pittoresques hauteurs où Naples est adossé. Ces hauts quartiers sont habités par les popolani libéraux,