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Mais il y en a qui pensent déjà aux numéros qu’ils joueront demain, et qui disent en s’éloignant : « La revanche à huitaine »

Et c’est ainsi que le gouvernement exploite l’espérance éternelle de ces pauvres gens.

Cependant, hâtons-nous de le dire, tout cet argent n’allait pas dans les caisses du roi. Une partie — très-petite, hélas ! — en était détournée au profit des orphelines. Je parle au passé, parce que nous sommes dans un moment de transition où tous ces usages vont être modifiés sans doute.

Voici donc ce qui se passait ici l’an dernier, sous François II :

Vous avez peut-être entendu parler (grâce au beau roman d’Antonio Raniero, la Ginevra) de l’hospice de l’Annunziata, pieuse institution pavée, comme l’enfer, d’intentions excellentes, mais administrée de telle sorte, avec tant de parcimonie et de mauvaise foi, gouvernée par de si effrontés voleurs, que ce n’était plus un asile d’enfants trouvés, mais, passez-moi le mot qui n’est pas trop violent, un repaire d’infanticides. Il y avait un trou s’ouvrant dans la rue : c’est là que les mères jetaient leur enfant abandonné, comme une lettre à la poste… Le trou était étroit, pour qu’on n’y pût faire passer que les nouveau-nés, si bien que, quand l’enfant était trop gros, on l’y entrait, on l’y poussait de force… Tenez, je n’ose aller plus loin : ces choses-la me soulèvent le cœur.

Fort peu d’infortunés survivaient aux mauvais traitements des nourrices, au régime de l’asile, au manque de chaleur, au manque d’air et de pain qui les tuaient lentement. Il y avait cependant quelques jeunes filles qui, grâce à une constitution vigoureuse, parvenaient à l’âge où l’on se marie dans ce pays précoce. C’était l’État qui se chargeait de les doter. Et il les dotait avec l’argent de la loterie. Chacune avait son numéro ; quand ce numéro sortait, on lui donnait cinquante ducats (un peu plus de deux cents francs), un diadème d’argent et un voile. Puis, un jour de l’année, on exhibait les trovatelles (c’est le nom qu’on leur donne) dans une grande salle où entrait qui voulait. Le premier venu pouvait choisir l’une d’elles et la prendre pour femme, avec son voile, son diadème et ses cinquante ducats. Ces mariages se célébraient à l’archevêché avec une certaine pompe. La foule se pressait autour du cortége, les lazzarone acclamaient les mariés, et les marchands les applaudissaient en entre-choquant les plateaux de leurs balances. Et c’est ainsi que les trovatelles deviennent mères à leur tour : celui qui leur tend la main ne se repent jamais de les avoir choisies. Elles n’ont pas mangé leur pain blanc le premier, les pauvres filles ; elles ont fait un rude apprentissage de la souffrance… et elles n’abandonnent jamais leur enfant.

La loterie, qui empêche tant de gens de faire leur lit, le fait donc en revanche à quelques infortunées. J’écris cette phrase pour reboucler ma digression au point où elle s’était détachée. Et je reviendrai dans ma prochaine lettre au vascio, que j’ai quitté trop longtemps.


VII

Les madones. — La ville éclairée par dévotion. — La semaine sainte et les cochers. — Un mot de l’abbé Genovesi. — Les portantines et les sages-femmes. — L’hommage de la ville au roi. — Pâques et la fête d’Antignano. — Noël et les pétards. — Le cheval de bronze fondu en cloche. — Un miracle avant terme. — Saint Janvier. — Superstitions populaires. — La jettatura. — Histoire d’un jettateur. — Les cornes. — Tableau !

N’avons-nous pas fait, monsieur, une assez longue digression ? Où étions-nous ? Dans un vascio des quartiers populaires. La vue du lit nous a entraînés dans des divagations sans fin. Mais il n’y a pas rien qu’un lit dans la maison du pauvre. Regardez un peu plus haut, contre le mur, vous verrez une image de madone. Devant l’image une lampe ou du moins une veilleuse allumée. Le lit manque quelquefois dans la maison, jamais l’image. Le pain manque souvent, jamais l’huile à la lampe qui brûle nuit et jour.

Cette madone est partout dans Naples. Même aujourd’hui, après une révolution qui ne fut rien moins que dévote, la Vierge berce son enfant divin dans presque toutes les boutiques, dans des niches pratiquées sur les façades des maisons, et partout brille un flambeau quelconque devant l’estampe ou le tableau richement encadré, devant le transparent ou la fresque. Et ne criez pas contre cette profusion de luminaire, le gouvernement s’en servit autrefois pour obtenir du peuple souverain l’éclairage de la ville, pendant la nuit.

En effet, les lazzarone réclamaient la nocturne obscurité des rues comme un privilége. Pourquoi, je l’ignore ; et si je le savais, je ne vous le dirais pas. On voulut leur imposer des falots, impossible ; ils les brisaient à coups de pierres. Si bien que les rues de Naples seraient restées des coupe-gorges jusqu’à la consommation des siècles, si un prêtre ou un moine ingénieux (le frata Rocco, si je ne me trompe) n’avait imaginé de faire peindre des madones au-dessus des lampions. Les coupe jarrets se mordirent les doigts, mais la pieuse illumination fut respectée.

C’est que la religion joue un très-grand rôle dans les mœurs de ce pays. Vous avez dû vous en douter dès ma première lettre. À Naples, il n’est question que de saints. Les théâtres mêmes sont sous l’invocation d’un patron quelconque : nous avons le théâtre Saint-Charles et Saint-Carlin, nous avons le théâtre Saint-Ferdinand. Vous savez que toutes les ripailles plébéiennes ont pour prétexte un acte de dévotion. Noël, Pâques surtout, offrent à cet égard d’étranges spectacles.

Pâques surtout vous dis-je, parce que cette fête succède aux jeûnes du carême. Aussi est-elle attendue par le peuple de Naples comme un jour de délivrance et de pleine liberté. La semaine sainte change la ville en foire aux comestibles. De tous les villages voisins affluent des troupeaux de bœufs, de moutons et de pachydermes ; tous les abattoirs sont en travail et les étalages des bouchers affriandent les yeux gloutons du lazzarone par une exhibition de viandes saigneuses qui seront dévorées le dimanche suivant. Les belles ovaïoles descendent avec