Page:Le Tour du monde - 04.djvu/234

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besogne : ils s’en acquittent d’ailleurs habilement. Le vendredi saint, ils vont s’enivrer à la campagne, et laissent la rue aux portantines, qui ressemblent fort à nos chaises à porteurs.

Cependant la portantine est un véhicule subalterne. Les femmes du monde n’y entrent jamais. Elles l’abandonnent aux comédiennes des théâtres inférieurs. Il est stipulé dans le contrat des cantatrices de second ordre, que le directeur les enverra chercher tous les soirs et qu’on les ramènera chez elles en litière. Les danseuses ont le même privilége, pour ménager leurs jarrets précieux. Mais les portantines servent surtout aux baptêmes, et quand elles sont destinées à cet usage, on les couvre de plumes, de dorures et de petits anges peints (voyez page 236). Elles reçoivent alors les sages-femmes aussi peintes, aussi dorées et aussi emplumées qu’elles. Les gens de la fête marchent autour de la chaise ou trône la vammana tenant le nouveau-né dans ses bras : la tête à droite si c’est un garçon, à gauche si c’est une fille. Cette sage-femme, outre son métier d’accoucheuse, doit savoir le latin de sacristie. Elle récite les oraisons et donne la réplique au curé baptisant.

Je reviens à la semaine sainte. Ces jours-là, Naples n’a qu’une idée, le banquet pascal. Cette préoccupation se voit partout, notamment dans les cadeaux qu’on se fait et qui renouvellent les étrennes. Quand régnait François II, la police distribuait de la volaille à tous ses agents avoués ou non ; mon domestique m’offrit l’an dernier un chapon qu’on lui envoyait pour qu’il surveillât son maître. Le corps de la ville, le sénat de Naples comme on l’appelait pour rire, faisait hommage au souverain d’une cargaison de fruits, de légumes, de volaille, de gibier, de tout ce qui peut se mettre enfin sur la dent, pour les pâques royales. Le roi Ferdinand ne touchait pas, dit-on, à ces présents-là.

Avec de pareilles dispositions, figurez-vous si l’on attend avec angoisse le bruit des cloches revenues de Rome qui doivent annoncer la résurrection de Notre-Seigneur et rompre le jeûne. J’ai vu des enfants se précipiter, leur casatiello à la main, vers le vieux bedeau de la paroisse et le supplier de sonner vite, afin qu’ils pussent mordre à belles dents les œufs du gâteau pascal : « Sonne donc, Micco, criaient-ils, sonne donc, sans quoi nous mangeons avant la cloche et tu auras cela sur la conscience ! »

Le lendemain de Pâques, il n’y a pas une maison de Naples où l’on ne compte, pour le moins, une indigestion.

C’est le dimanche de la Résurrection qu’a lieu la fête d’Antignano, petit village hissé sur les hauteurs où Naples est adossée. Là, devant une foule touffue, se donne un spectacle renouvelé des anciens mystères. Deux processions courent le village, l’une est celle de Jésus, l’autre est celle de la Vierge qui court vêtue de deuil et cherche son fils. La partie de cache-cache dure longtemps ; enfin les deux cortéges se rencontrent. Aussitôt des explosions de pétards annoncent la grande nouvelle et la madone soulève sa robe d’où s’échappent des nuées de petits oiseaux.

À Noël, nouvelle bombance : on mange alors des capitoni, lourdes anguilles de mer. Les zampognari viennent des provinces samnites pour souffler dans leur cornemuse et dansent tout en soufflant devant les images de la madone. Mais je n’ai pas à m’étendre sur ces musiciens ambulants, ils ont fait le tour du monde et plusieurs d’entre eux sont revenus riches. Londres les a chassés, me dit-on, à cause de leur musique désagréable ; les airs anglais sont si doux !…

C’est dans la nuit de Noël que Naples ressemble à une ville bombardée. Les pétards éclatent sans interruption jusqu’au matin, d’un bout de la ville à l’autre ; impossible de sortir sans avoir à traverser des fusées, des bombes ou des feux de joie ; impossible de dormir, à moins d’être artilleur ou chef d’orchestre ; on reste donc chez soi, comme tout le monde et l’on soupe horriblement. Cependant de toutes les fenêtres partent des paquets de poudre qui font explosion dans la rue. Rien n’est plus curieux que de voir d’intrépides gamins courir après ces projectiles et tâcher d’en éteindre les mèches avec leurs pieds nus. Qu’on leur apprenne seulement le mot d’honneur, et en bien peu de temps, de ces enfants sans peur on fera des hommes.

Il y a bien des indigestions, vous ai-je dit, le lendemain de Pâques ; je crois qu’il y en a tout autant le lendemain de Noël. Ce n’est pas que la gloutonnerie soit l’unique sentiment religieux des Napolitains. Ils sont très-sincèrement dévots. Ils ne manquent pas une messe, ils payent tribut aux moines et aux curés. Le quêteur qui s’adresse au plus pauvre de tous ne s’en va jamais les mains vides. Les capucins qui font leur tour de campagne (voy. p. 229) reviennent avec des chariots chargés de provisions : bottes de paille, sacs de farine, agneaux ou volailles, barils de vin, etc. Il n’y a pas de si humble maison que le curé ou son vicaire n’aille la bénir au moins une fois par an, moyennant finances. Les plus déguenillés et les plus faméliques trouvent toujours de l’argent pour cela.

Aussi le peuple est-il superstitieux autant qu’on peut l’être… Il l’était du moins, car, je vous le répète, tous ces traits saillants tendent à s’effacer. C’est le peuple d’autrefois que je cherche à ressaisir dans le peu qu’il en reste.

Ce peuple d’autrefois était foncièrement païen. Il adorait tout, jusqu’au cheval de bronze copié de celui de Castor que vous avez vu à Rome ; cette copie colossale se cabrait un jour à Naples sur la place de l’Archevêché. Conrad le Souabe, après avoir pris Naples, décapita le cheval grec et lui mit une tête bridée : ces fanfaronnades étaient le goût du temps. Le peuple n’en vénéra pas moins la bête de bronze. Les cochers tournaient autour d’elle en procession, avec leurs chevaux enrubannés, et quand ces chevaux étaient malades, la ronde se faisait la nuit, mystérieusement, avec des paroles symboliques : bien des quadrupèdes et même bien des bipèdes, sauvés par la foi, s’en retournaient guéris. — L’archevêque de Naples eut le courage, en 1568, de supprimer cette idolâtrie ; on fondit le cheval en cloche :